Campements pour Gaza: "Les Démocrates n'ont pas compris l'essence du mouvement"
Le politologue Tristan Cabello analyse les implications politiques de la vague de campements pro-palestiniens apparus sur les campus américains.
C’était une semaine agitée sur les campus américains. Quelques jours après l’établissement de campements pro-palestiniens dans plusieurs dizaines d’universités dans le sillage de celui de Columbia University (ci-dessus), les tensions sont montées d’un cran entre étudiants et administrations. Bâtiments occupés, accusations d’antisémitisme, envoi des forces de l’ordre… À l’heure où j’écris ces lignes, plus de 2 000 personnes ont été arrêtées dans plus de quarante établissements. Certains comparent la situation actuelle à l’ébullition estudiantine de 1968 en opposition à la guerre au Vietnam.
Joe Biden est sorti de son silence jeudi dernier, après que des heurts ont éclaté entre “campeurs” et policiers à UCLA (University of California, Los Angeles), pour appeler au respect de la loi. À l’issue de son intervention, il a aussi dit que les manifestations, largement pacifiques, ne changeraient pas sa politique envers Israël.
Cette vague de protestations représente un casse-tête supplémentaire pour le président démocrate, tiraillé entre son soutien à l’État hébreu et la colère d’une partie de la jeunesse de gauche envers la situation à Gaza. J’ai voulu demander à mon ami Tristan Cabello, politologue, historien spécialiste des États-Unis et maître de conférence à l'Université Johns Hopkins à Washington, de nous livrer son regard sur le moment que traversent les États-Unis et le risque qu’il pose pour Joe Biden.
Le Caucus: comment expliquerais-tu le défi que représente cette vague de campements pour Joe Biden et les Démocrates ?
Tristan Cabello: Les défis soulevés par ces campements vont au-delà de la question de Gaza et préfigurent les transformations de l'Amérique. Dans les années à venir, un bouleversement démographique et culturel verra les Blancs devenir minoritaires, laissant place à une majorité issue des minorités actuelles. Cette nouvelle Amérique sera profondément multiculturelle, multiraciale, multiconfessionnelle, mondialisée et interconnectée, avec une sensibilité accrue aux discriminations et aux injustices. Ces jeunes, façonnés par leur histoire familiale, sont particulièrement attentifs aux enjeux globaux et aux dysfonctionnements systémiques. Pour beaucoup d’entre eux, le soutien à la Palestine est perçu comme normal, une perspective partagée par de nombreux pays du Sud Global.
On a déjà vu cette jeunesse à l’œuvre dans des mouvements tels que Occupy (contre les inégalités économiques, ndr), Black Lives Matter et les campagnes de Bernie Sanders. Elle est orientée à gauche. Elle s'emploie à dénoncer les problèmes systémiques et à promouvoir des solutions concrètes et locales comme exiger des universités qu'elles se désinvestissent des entreprises d'armement pour critiquer l'impérialisme américain.
Mais cette jeunesse s'éloigne de la figure de Joe Biden sans pour autant se tourner vers Donald Trump. Or, Biden doit mobiliser son électorat, face à un camp trumpiste très actif. Bien que Trump ne soit pas majoritaire dans l'électorat américain -une victoire électorale serait due au système du Collège électoral plutôt qu'à un vote populaire majoritaire-, Biden doit consolider sa coalition pour remporter les États clés lors des prochaines élections. Jusqu'à présent, son programme, qui se limite principalement à la défense de la “démocratie”, semble insuffisant. Pour regagner la confiance de cette jeunesse exigeante, il devra proposer des mesures concrètes et significatives, offrant des solutions tangibles plutôt que de simples slogans.
À quelles mesures spécifiques penses-tu ?
Comme mentionné précédemment, ces jeunes aspirent à un changement de paradigme. Mais il va surtout falloir regagner leur confiance. Ils entendent parler de mesures concernant la dette étudiante, le changement climatique, la santé et la lutte contre les violences policières, mais les progrès concrets restent insaisissables, et les promesses renouvelées à chaque élection.
Parallèlement, le financement des conflits militaires ne semble rencontrer aucune résistance, alors que la population ne les soutient pas. Les attentes de cette jeunesse sont en fait partagées par une grande partie de la population. Sur le plan économique, les questions telles que la dette étudiante, les salaires, le pouvoir d'achat et les conditions de travail sont prioritaires. Sur le plan social, il est essentiel d'aborder les problèmes de santé, de discrimination et de protection sociale. Au niveau international, il est crucial de soutenir les pays du Sud et de promouvoir une politique d'immigration ouverte et accueillante. Toutes ces mesures doivent intégrer la dimension du changement climatique.
Cette vague de campements pose-t-elle vraiment un nouveau casse-tête politique pour Biden, sachant que le conflit dure depuis des mois et qu'une partie de la jeunesse était déjà hostile à son soutien à Israël avant l’installation des tentes ?
Effectivement, c’est un enjeu majeur, car ces campements soulèvent des problématiques fondamentales sur la société américaine. Peu après les mobilisations causées par la mort de George Floyd et les promesses de changement émanant des universités, de leurs lieux de travail et du gouvernement, ces jeunes constatent que leur engagement non-violent est non seulement ignoré mais aussi réprimé. On peut désapprouver politiquement le mouvement et même rejeter ses demandes, mais il est indéniable que celui-ci était largement pacifique et que ses revendications étaient très modérées.
Mais cette jeunesse réalise que participer à des mobilisations pacifiques peut les exposer à des violences policières et des conséquences judiciaires, limitant ainsi leurs opportunités d'emploi, leur capital économique et leur place dans la société américaine. Cela témoigne d'un système en action. Pour l'Amérique progressiste et les minorités, l'usage de la force policière est perçu comme la violence ultime. Cela rappelle à beaucoup que même dans leurs lieux de travail, d'études ou de divertissement, ils ne sont acceptés qu'à certaines conditions.
Je voudrais connaître ton avis sur cet article de Politico, qui indique que les conseillers de Biden ne paniquent pas car le conflit israélo-palestinien serait la principale préoccupation de seulement 2% des jeunes électeurs, les questions économiques étant les plus pressantes à leurs yeux. Politico s’appuie sur les chiffres du Harvard Youth Poll. Ne surestime-t-on pas l'impact de la situation à Gaza sur le vote des jeunes ?
Il n’est pas surprenant que les Démocrates considèrent cette situation comme une simple question de politique internationale. Ils n'ont pas compris l'essence de ce mouvement, ni les implications de ces répressions. Pire encore, ils montrent à cette jeunesse que, sous un vernis progressiste, ils œuvrent en coulisse pour maintenir un système de répression et de violence. En réalité, le conflit à Gaza suscite une réflexion sur l'impérialisme américain, les priorités gouvernementales, le fonctionnement des institutions et soulève des questions profondes sur notre démocratie - une grande majorité d'Américains est contre l'envoi d'armes.
Les manifestations sur les campus mettent en lumière des problèmes de liberté d'expression, de racisme et le fonctionnement général des institutions universitaires. La répression pose la question des violences policières et du caractère systémique de la répression judiciaire aux États-Unis, ainsi que de la place de la jeunesse dans notre société, des élites et des institutions. Comme dans beaucoup d’autres sociétés, ces manifestations mettent en lumière de nombreux dysfonctionnements systémiques et centraux.
Joe Biden fait campagne sur ses efforts pour réduire la dette étudiante et ses mesures historiques en faveur du climat. Ces sujets pourront-ils mobiliser cette jeunesse en colère en faveur de la gauche ? Le soutien de jeunes élus progressistes comme Maxwell Frost et Alexandria Ocasio-Cortez à Biden peut-il être bénéfique ?
Les jeunesses américaines sont diverses. Les campements sur les campus universitaires, bien que massifs, ne représentent qu'une fraction de cette jeunesse. Mais pour Biden, cette fraction est importante, car elle fait partie de la coalition qui l'a aidé à gagner en 2020, et il a besoin d'elle pour cette élection. Le bilan de Biden est mitigé : beaucoup de positif, mais aussi beaucoup de mesures qui n'ont pas encore eu d'effet dans un contexte où les problèmes économiques sont sérieux et la confiance en l'avenir est basse. Le soutien des jeunes élus progressistes, en soi, ne semble pas transformer cette dynamique. Ils ont peu d'influence, sont largement discrédités et leur soutien est attendu. Pour la jeunesse de ces campements, le problème n’est pas de les convaincre de voter pour Biden contre Trump. S’ils votent, ils voteront pour Biden. Mais il va falloir les convaincre d'aller voter, tout simplement.
Que penses-tu de la manière dont les Républicains ont géré ce moment, notamment le soutien du speaker Mike Johnson aux étudiants juifs de Columbia et l'appel à la démission de la présidente de l’université si elle ne parvenait pas à rétablir l’ordre ?
Les Républicains ont habilement utilisé ce mouvement à des fins politiques. En se concentrant sur des accusations d'antisémitisme et de désordre, ils discréditent le mouvement auprès de l'opinion publique, renforcent leur base électorale et affaiblissent Biden. Lors des auditions au Congrès, ils ont réussi à piéger et discréditer les présidents d'universités. Leur stratégie de rhétorique “nous contre eux”, opposant les élites au peuple, a été particulièrement efficace, surtout face à des figures comme la présidente de Columbia Minouche Shafik, qui semblait mal préparée.
Les images de chaos et de destruction vues à Columbia et sur d'autres campus peuvent-elles influencer l'opinion publique en faveur de Trump avant les élections ?
La base électorale de Trump est déjà solide et mobilisée. Je doute qu'il gagne beaucoup de nouveaux électeurs à cause de ces mouvements, mais il est clair que ces images jouent en sa faveur. Par contre, elles affaiblissent la campagne de Biden. Notons que, en ce qui concerne la répression policière à Columbia, le Parti démocrate est le seul responsable ; aucun Républicain n'est aux commandes. La gouverneure de New York Kathy Hochul, le maire de la ville Eric Adams et une grande partie de l'équipe de direction de Columbia sont démocrates.
Voir ces images de répression policière disproportionnée contre un campus où la protestation est une tradition a été traumatisant pour l’électorat progressiste. C’est d’autant plus dommageable qu’un des grands thèmes de campagne de Biden est la préservation de la démocratie. Souvent, il décrit Trump comme un homme qui restreindrait la liberté d’expression et sèmerait le chaos. Ce que les Américains ont vu à la télévision, c'est que la menace contre la liberté d'expression et les images de chaos arrivent sous l'ère Biden - ce qui le forcera, nécessairement, à s'expliquer et à se repositionner.
Avant de se quitter…
Ils sont en première ligne pour couvrir les événements actuels sur les campus et font un super boulot. Je veux bien sûr parler des médias universitaires, structures indépendantes qui ont un poids réel aux États-Unis et font office de véritables pépinières à talents. En voici quelques-uns: le Columbia Spectator et la radio WKCR, qui a couvert en direct l’entrée du NYPD sur le campus mardi dernier, le Yale Daily News, The Daily Targum (Rutgers), Daily Bruin (UCLA), Harvard Crimson, The Daily Tar Heel (University of North Carolina) et bien d’autres… Je vous recommande de les suivre !