Ce que les Démocrates n'ont pas compris
La politique est une chose, les émotions en sont une autre.
Les Américains ont parlé. Donald Trump a été élu le 47ème président des États-Unis dans la soirée de mardi.
Alors que sa victoire de 2016 était contestée (soupçon d’ingérence russe, minoritaire dans le vote populaire…), celle de 2024 est éclatante. Il est le premier candidat républicain à obtenir la majorité des voix depuis 2004 et a amélioré ses scores de 2020 dans plusieurs électorats proches des Démocrates, comme les jeunes, les populations urbaines, les hommes afro-américains et hispaniques issus des couches populaires, d’après les sondages “sortie des urnes” (ci-dessous). En plus de la Maison-Blanche, le parti de Joe Biden a perdu le contrôle du Sénat et pourrait rendre les clefs de la Chambre des Représentants dans les jours qui viennent.
J’ai passé un coup de fil à Arlie R. Hochschild pour cerner, à son sens, ce que les Démocrates ne comprennent pas de l’électorat trumpiste. Professeure émérite au sein du département de sociologie de l’université UC Berkeley, elle s’est immergée dans un comté blanc et pauvre du Kentucky qui s’est laissé séduire par le milliardaire pour mieux comprendre son attrait au sein des classes populaires. Elle en a tiré un livre, Stolen Pride: Loss, Shame, and the Rise of the Right (The New Press), sorti en septembre dernier.
Le Caucus: Vous arguez que le succès de Donald Trump auprès des classes populaires est basé sur ce que vous appelez le “paradoxe de la fierté”. Que voulez-vous dire ?
Arlie R. Hochschild: Dans les États bleus (démocrates) les plus prospères, il existe une culture de fierté circonstancielle. Quand un déclin économique survient, les travailleurs ne se perçoivent pas comme responsables. Ils montrent du doigt des facteurs extérieurs sans ressentir de honte personnelle. Ce n’est pas le cas dans les États rouges (républicains), où les difficultés économiques des classes laborieuses s’accompagnent d’un sentiment de culpabilité et d’auto-incrimination favorisé par leur esprit de responsabilité individuelle. En d’autres termes, quand tout se passe bien, cela nourrit leur fierté. Dans le cas contraire, ils pensent que la situation est de leur faute. Ils sont plus vulnérables à l’humiliation.
L’histoire de la base électorale de Donald Trump - hommes, blancs, issus de la classe ouvrière - est celle d’une perte de classe sociale et de statut. Autrefois, dans le comté de Pike, la région blanche et pauvre du Kentucky où je suis allée pour mon livre, les gens éprouvaient un sentiment de fierté enraciné dans le secteur du charbon et la figure du mineur, un homme qui gagnait un bon salaire et avait contribué, au péril de sa vie, à la gloire du pays pendant les guerres mondiales.
Mais quand cette industrie a commencé à couler, ils se sont vus comme responsables de leur malheur et dits qu’ils méritaient d’éprouver de la honte. Ni le Parti démocrate ni le Parti républicain ne leur ont apporté de réponse, nourrissant la défiance envers les forces politiques, en particulier les Démocrates, qui se souciaient traditionnellement des plus pauvres.
Il faut rappeler que les cols bleus ont connu un déclin important ces trois dernières décennies. Sur cette période, la taille de l’économie américaine a doublé mais les salaires des ouvriers sont restés stables. Certains disent même que les revenus des Blancs sans licence universitaire ont baissé. Les accords de libre-échange comme l’ALENA, les délocalisations, le déclin des syndicats et l’automatisation ont frappé cette population plus durement que d’autres, y compris les Noirs, dont les salaires ont augmenté même s’ils sont plus pauvres à la base.
Comment Donald Trump s’inscrit-il dans ce contexte ?
Ces classes populaires constituent une cible très facile pour des figures charismatiques comme Donald Trump, qui leur disent qu’ils ne sont pas coupables de ce qui leur arrive et leur promettent de les sortir de leur situation. Trump a transformé leur honte en blâme. Il suit un rituel en quatre temps: 1) Il dit quelque chose d’outrancier, comme “les immigrés empoisonnent le sang américain” ou “les Haïtiens mangent les chiens et les chats”. 2) Les commentateurs se dressent contre lui et l’accusent de mentir. Ils clament qu’il ne peut pas dire ça. 3) Il se pose en victime de ces commentateurs auprès de ses partisans : “Regardez, dit-il, ils m’appellent un menteur, un tyran, ils me poursuivent en justice… Je suis une victime. Ne vous ont-ils pas pris pour cibles aussi ? Vous avez été humiliés. Ils vous méprisent. Je prends les coups à votre place”. Cela nous conduit à la quatrième étape, où il s’en prend à ceux qui l’accusent: la presse traîtresse, le parti démocrate, l’État profond… L’Amérique démocrate ne s’intéresse qu’aux deux premières étapes de ce rituel tandis que les républicains se focalisent sur les deux dernières.
Dans le même temps, Donald Trump ne résout pas les problèmes économiques à l’origine des défis de ses électeurs, comme les excès du capitalisme et le creusement des inégalités de richesse. Pendant les quatre années où il a été président, les Appalaches, région blanche et pauvre, n’ont pas rebondi. Contrairement à ce qu’il avait promis, l’industrie du charbon n’est pas revenue. Il a fait adopter des réductions d’impôts pour les plus riches, mais cela n’a pas aidé les plus pauvres… En revanche, il leur a apporté un coupable. On a beaucoup parlé d’économie pendant cette campagne, ce qui est très important, mais il faut surtout écouter les émotions de la population et en parler. Trump manipule leur honte.
À l’issue du scrutin, on a vu le républicain faire des progrès au sein des populations hispanique et noire, en particulier les hommes. L’économie est-elle la seule raison ?
Le phénomène de déclassement se double d’une crise de la masculinité qui touche tous les groupes raciaux et niveaux d’études. La gauche est dans un état de déni vis-à-vis des difficultés que traversent les hommes. À titre d’exemple, à l’université Berkeley, où j'ai enseigné pendant longtemps, ils ne représentent que 43 % des étudiants de premier cycle aujourd’hui. Où sont-ils passés ? Le mécanisme employé par Trump pour les séduire ne change pas. Il libère les gens de leur honte et oriente le blâme vers des cibles qui ne sont pas responsables de leurs maux, comme les femmes et les immigrés.
Donald Trump parle volontiers des transgenres dans ses meetings, notamment de la présence de femmes trans dans les sports féminins. Quel rôle joue la question du genre dans son succès ?
Les électeurs de Donald Trump sont offensés d’être qualifiés de racistes. Ils voient cela comme une insulte de la part de la gauche. En revanche, la validation d’un flou entre les hommes et les femmes et l’idée d’une perte de l’identité physique masculine les effraient énormément. Quand j’étais dans le Kentucky pour mon livre, un homme m’a parlé de la “marche des fiertés” qui se déroulait dans un parc. Il a dit qu’on avait laissé les enfants voir un transgenre habillé en femme. Pour lui, c’était le signe que la société avait perdu son cadre moral. Il avait le sentiment que la gauche légitimait un nouveau problème, qui s’ajoutait au taux de divorce, à l'augmentation du nombre d'enfants placés en famille d’accueil parce que leurs parents étaient toxicomanes, etc…
Pourquoi l’argument de la défense de la démocratie ne marche-t-il pas au sein de cette population ?
Le désir de s’élever socialement est plus important à leur yeux. J'ai parlé à un homme d’origine allemande qui avait voté deux fois pour Trump, mais ne pensait pas que l'élection de 2020 avait été volée. Je l'ai contacté juste avant le scrutin de novembre 2024 et lui ai demandé s'il craignait de voter pour un Hitler potentiel en soutenant Donald Trump une nouvelle fois. Il a marqué une longue pause et m'a répondu que j’étais la première personne qui l’avait fait réfléchir à cela.
Comment le Parti démocrate peut-il reconquérir l’électorat perdu ?
Il doit agir au niveau des émotions. Il doit montrer qu’il comprend la colère et la souffrance liées au sentiment de honte de ces populations. Kamala Harris a présenté sa campagne comme celle de la “joie”, mais c’était en décalage avec ce qui était vécu par cette population. La gauche devrait être indignée, pas joyeuse ! Sur le plan politique, je pense que le Parti démocrate devrait s’orienter vers la gauche pour répondre aux problèmes des classes moyennes et des pauvres. Rappelons que ceux qui votent républicains bénéficient le plus des programmes sociaux que la droite veut retirer. Quand Donald Trump accorde des cadeaux fiscaux aux riches, il retire du pain de la bouche des enfants pauvres. Le Parti démocrate devrait souligner cela et parler davantage du creusement des inégalités de richesse.