Comme "une coloscopie sans anesthésie"
Kamala Harris se cherche un co-listier. Le processus n'est pas toujours agréable.
C’est fait. Kamala Harris est assurée de devenir la candidate du Parti démocrate. Vendredi 2 août, elle a obtenu le vote d’investiture de plus de la moitié des quelques 4 000 délégués de la convention nationale démocrate lors d’un scrutin virtuel démarré jeudi. Sa nomination sera officialisée lundi 5 août, à la fin de la procédure. C’était une formalité, mais le moment est historique. Jamais une femme noire n’avait atteint ce stade.
Dans “Le Caucus” de ce week-end, intéressons-nous cependant à une autre actu qui passionne le petit monde politico-médiatique américain: la quête du co-listier - et potentiel vice-président - de Kamala Harris. Plusieurs noms circulent avec insistance: le sénateur de l’Arizona Mark Kelly, le ministre des transports Pete Buttigieg, et une flopée de gouverneurs (Josh Shapiro de Pennsylvanie, Andy Beshear du Kentucky, Tim Walz du Minnesota). Leur point commun: ce sont tous des hommes blancs issus de territoires du coeur des États-Unis avec une population républicaine ou conservatrice importante. Ils contre-balancent le profil de métisse californienne et urbaine de Kamala Harris.
Les pronostics vont bon train. Une chose est sûre: on sera fixé rapidement. La vice-présidente et candidate présumée du Parti démocrate doit s’entretenir avec les finalistes ce week-end et s’afficher avec l’heureux élu dès le mardi 6 août à Philadelphie. Pourquoi ce calendrier resserré alors que la convention ne commence que le 19 ? La faute à une obscure loi de l’État de l’Ohio relative aux déclarations de candidatures, qui fixe au 7 août la date-butoir pour officialiser le “ticket”.
Pour mieux comprendre l’importance du “running mate”, j’ai passé un coup de fil à Joel Goldstein. Ancien professeur à l’Université de Saint-Louis (Missouri), il est le plus grand expert de la vice-présidence aux États-Unis. Le New York Times lui a consacré un portrait en 2012. J’ai eu la chance de pouvoir m’appuyer sur ses connaissances pour nourrir ma biographie “Kamala Harris, l’héritière”. Interview.
Le Caucus: Donnez-nous une idée de comment se déroule la sélection du co-listier ?
Joel Goldstein: Le système a évolué depuis le milieu des années 1970. Une fois que le candidat à la présidence est identifié à travers les primaires et les caucus, l'attention des médias se tourne vers le choix du vice-président. Le candidat en question met en place un processus de sélection dirigé généralement par un proche ou un haut-responsable du parti.
Dans le cas de la campagne Harris, c’est Eric Holder Jr., le procureur général sous Barack Obama…
Puis, cette équipe établit une liste de personnes, qui est progressivement raccourcie. Les individus restants sont minutieusement examinés. Ils répondent à un formulaire qui peut compter parfois jusqu’à cent questions et on leur demande de fournir beaucoup de documents, comme dix années de déclarations fiscales, leurs dossiers médicaux, des discours, des interviews… C’est un processus extrêmement intrusif par lequel on essaie de découvrir tout ce qu’il y a à savoir sur le co-listier potentiel, son conjoint, sa famille, pour trouver s’il y a quelque qui l’empêcherait d’être un candidat viable. Ou du moins pour qu’on puisse se préparer à d’éventuels défis.
Le processus se déroule généralement sur une période de six semaines à quatre ou six mois. Tout dépend du moment où le résultat des primaires se précise. Trump parlait déjà en janvier de la personne qu’il allait sélectionner ! Kamala Harris, elle, n’a que quelques semaines. En général, le co-listier est révélé juste avant la convention. John Kerry, qui a annoncé la sélection de John Edwards vingt jours avant la convention démocrate de 2004, a été le plus en avance.
Pour revenir sur le caractère intrusif de la chose, j’écoutais récemment une interview de Susan Rice, qui faisait partie des personnalités pressenties en 2020. Elle a raconté que ses enfants avaient été interrogés…
Dans son auto-biographie, le sénateur Joe Lieberman, co-listier d’Al Gore en 2000, a décrit le processus comme une “coloscopie sans anesthésie”. Certains “running mates” ont confié avoir passé des semaines à rassembler les documents nécessaires avec leurs comptables, assistants et avocats. Pour Joe Lieberman, encore lui, des articles qu’il avait écrits dans le journal universitaire ont également été passés en revue. Les enquêteurs peuvent remonter trente-quarante ans en arrière !
Est-ce un problème pour Harris de mener ce processus de sélection complexe en si peu de temps ?
Oui, cela peut poser problème. Mais l’avantage, c’est qu’elle comprend ce que cela veut dire d’être vice-président: il faut être prêt à devenir président à n’importe quel moment tout en étant un subordonné. Vous devez être à la fois capable d’interagir avec le président Macron et d’autres dirigeants comme représentant des États-Unis, mais aussi reconnaître que le président est le patron. C’est un poste délicat.
On parle beaucoup des critères politiques qui entrent en ligne de compte pour sélectionner un co-listier: quel électorat va-t-il mobiliser ? Va-t-il aider le candidat à la présidentielle dans les “Swing States” ? Va-t-il être apprécié des donateurs ? Mais la relation personnelle entre les deux parties du “ticket” est importante aussi. Pouvez-vous nous en parler ?
Comme toute relation, le lien entre un président et un “VP” est dynamique. Il doit répondre aux différents événements qui surgissent. Quand tout va bien, c’est facile. Mais quand les difficultés surviennent et que les enjeux sont élevés, ça devient plus stressant. Le candidat principal doit donc choisir quelqu’un qui ne va pas le lâcher dans la tempête (…) Kamala Harris a joué ce rôle à merveille. Elle a continué d’être loyale à Joe Biden même après sa performance catastrophique en débat, fin juin. Depuis, elle continue à chanter ses louanges.
Comme nous tous, vous avez vu les noms qui circulent… Qui ferait le meilleur co-listier pour Kamala Harris ?
Je ne connais pas assez ces personnes pour me faire un avis. Elle doit cependant choisir quelqu’un qui peut-être vu comme un président plausible par les électeurs et prêt à s’affirmer sur la scène nationale. Ex-astronaute, Kelly a un profil de héros et, marié à l’ancienne députée Gabby Giffords, victime d’une tentative d’assassinat en 2011, il est très attaché à la question du contrôle des armes à feu. Il serait utile dans des États comme le Nevada ou l’Arizona, où il a touché efficacement les électeurs hispaniques dans ses deux campagnes pour le Sénat.
Plus modéré, Josh Shapiro est très populaire en Pennsylvanie. Élu plusieurs fois à l'échelle de l'État, il est une étoile montante. Tim Walz, lui, est devenu plus visible en lançant l’idée, reprise par la campagne de Kamala Harris, que les Républicains sont weird (bizarres). Il a un solide ancrage rural. Enfin, Andy Beshear a été élu à plusieurs reprises au Kentucky, un État très républicain. Mais une campagne nationale est très différente d’une campagne à l’échelle d’un État.
Dans les faits, le choix du co-listier a un impact électoral limité voire inexistant. L’attention qu’y prêtent les médias n’est-il pas excessif ?
Oui et non. C’est vrai que les médias s’y intéressent beaucoup alors que les électeurs vont avant tout baser leur choix sur le candidat à la présidentielle. Mais l’identité du co-listier a son importance. Sa sélection donne une indication sur la capacité du candidat à prendre de bonnes décisions. Si vous êtes un électeur inquiet du manque d’expérience de George W. Bush ou de Barack Obama en matière de sécurité nationale, vous pourriez être rassuré par la présence d’un Dick Cheney ou d’un Joe Biden à ses côtés.
Un mauvais choix peut plomber le “ticket”. Il peut détourner l’attention des médias. Regardez par exemple J.D. Vance, le sélectionné de Donald Trump. Chaque jour, il est au coeur d’une nouvelle polémique. Dans des élections qui se jouent à quelques milliers de voix dans un petit nombre d’États comme c’est le cas de la présidentielle, cela peut faire une différence. C’est donc un choix important.
Par ailleurs, en cas de victoire, le co-listier devient vice-président. Il sera à un battement de coeur de la présidence, comme le dit la formule. Politiquement, c’est un tremplin vers la Maison-Blanche. Regardez ce qu’il se passe avec Joe Biden et Kamala Harris: il est un ancien vice-président qui sera remplacé comme candidat par sa vice-présidente. Si Kamala Harris est élue, son numéro 2 sera bien positionné pour lui succéder.
Une dernière question sur Kamala Harris. Elle est dans la position - inconfortable - d’être vice-présidente et candidate alors que le président, Joe Biden, est toujours en poste. Ce n’est pas une première. Je pense notamment à Gore et Clinton. Que peut-elle apprendre du passé pour tracer son chemin tout en restant loyale à Joe Biden ?
C’est difficile pour elle. L’un des défis du VP devenu candidat, c’est qu’il doit changer la perception du grand public. Pendant longtemps, il a été vu comme le numéro 2. Il doit désormais se mettre dans la peau du numéro 1.
Mais dans le même temps, en tant que vice-présidente en exercice, Kamala Harris fait toujours partie du gouvernement Biden. Il est donc plus difficile pour elle de prendre ses distances. Il faut développer sa propre vision et regarder de l’avant tout en étant loyal.
La gestion de la relation peut être très difficile. En effet, en 1968, Lyndon Johnson a tout fait pour mettre des bâtons dans les roues de son vice-président-candidat Hubert Humphrey, qui cherchait à se distinguer de lui en raison de la guerre au Vietnam. L’attitude de Johnson a fait passer Humphrey pour un candidat faible. À l’inverse, Ronald Reagan a apporté son soutien plein et entier à George H. Bush en 1988.
Pour Harris, c’est encore un cas de figure différent car elle doit composer avec un président qui a dû renoncer à quelque chose qu’il voulait ardemment. Il y a donc une émotion forte. Cela la met dans une position délicate. De ce que je vois, elle le gère très bien. Elle lui rend hommage dans chaque discours et met en avant ses réussites. Mais il est vrai que si elle n’était pas membre du gouvernement, cela serait plus simple pour elle de clamer son indépendance.
Avant de se quitter…
En écrivant ce “Caucus”, je n’ai pas pu m’empêcher de penser à “Recount”, le film de 2008 sur le recomptage des voix en Floride lors de la présidentielle de 2000 - et qui avait tenu le pays et le monde en haleine. Kevin Spacey joue le rôle de Ron Klain, le directeur de cabinet du vice-président Al Gore (et de Joe Biden plus tard) qui se bat jusqu’au bout pour la victoire de son patron face à George W. Bush. Certes, on connait la fin de l’histoire, mais si vous aimez la politique, vous ne le regretterez pas.