Débat Harris-Trump, sortez le popcorn
Un duel télévisé entre un candidat sous-préparé et une candidate sur-préparée.
Donald Trump a beau avoir participé au financement de la campagne de Kamala Harris en 2014 (pour le poste de procureur général de Californie) et été président quand elle était sénatrice, les deux ne se seraient jamais rencontrés. Ils vont corriger cela ce mardi 10 septembre lors de leur premier (et peut-être dernier) débat télévisé.
Organisé à Philadelphie, dans le “swing state” de Pennsylvanie, le duel cathodique aura lieu sur la chaîne ABC News, sans public dans la salle. En dehors, par contre, cela sera une autre histoire. En effet, il faut s’attendre à ce que l’audience de 51 millions de personnes qui ont assisté au naufrage de Joe Biden lors du dernier débat, fin juin, soit dépassé compte-tenu de l’approche des élections et de la curiosité autour de la candidature de Kamala Harris. L’institut de sondage Gallup a trouvé, fin août, que 69% des Américains sont “plus enthousiastes que d’habitude” pour ce scrutin - contre 54% en mars. Tendance portée par des Démocrates soulagés d’avoir vu Joe Biden raccrocher les crampons. Voici quelques éléments qu’il faudra suivre pendant cette confrontation de 90 minutes.
Une rencontre lunaire
Les deux candidats qui se retrouveront sur scène n’ont pas grand chose en commun, ce qui laisse présager d’échanges animés. À ma droite, un homme blanc de 78 ans, milliardaire qui a grandi dans une famille riche de New York et qui s’est fait un nom dans le monde des affaires et de la télévision. À ma gauche, une métisse de 58 ans, issue de parents immigrés engagés dans le mouvement des droits civiques, élevée dans la Baie de San Francisco, creuset de la contre-culture, à l’autre extrémité du pays.
L’un ne se prépare pas et tend à faire confiance à ses instincts, pour le meilleur ou pour le pire. L’autre, ancienne procureure et fille de scientifique, se veut méticuleuse et technique, quitte à trop se préparer et à perdre ses moyens dans les situations qu’elle n’a pas anticipées.
Contrairement à Kamala Harris, qui s’échauffait déjà depuis “des mois” pour une confrontation contre le co-listier de Donald Trump, le Républicain ne participe à aucune simulation de débat, à la différence de la plupart des candidats. Il privilégie les conférences de presse et les forums pour s’entraîner. “Il donne des dizaines d’interviews non-mises en scène et peut faire face à des journalistes pendant des heures sans aide. Il n’a pas besoin de notes de la part de son entourage pour participer à un débat”, a indiqué l’un de ses conseillers à la chaine ABC pour marquer sa différence avec la vice-présidente, qui s’exprime peu dans les médias traditionnels.
Sur le fond aussi, il y a peu de sujets sur lesquels ils s’accordent. Environnement, lutte contre l’inflation, immigration, armes à feu, institutions, avortement… Le contraste ne saurait être plus prononcé.
Kamala Harris a le plus à perdre… et à gagner
Pour Alan Schroeder, professeur émérite de journalisme à l’université Northeastern (Massachusetts), Kamala Harris sera plus scrutée que Donald Trump comme elle est une candidate “nouvelle”. Accusée d’avoir changé d’avis sur différents dossiers (interdiction de la fracturation hydraulique, création d’une assurance santé publique universelle…) qu’elle défendait pendant la primaire démocrate de 2020, ou d’être restée évasive ou silencieuse sur d’autres, elle sera attendue au tournant par celles et ceux qui s’intéressent encore aux questions de politiques publiques.
C’est surtout sur son style qu’elle sera évaluée. “Elle devra s’efforcer de rester calme face à tout ce que Trump lui jettera à la figure. Cela permettra aux spectateurs de l’imaginer dans une situation de crise”, explique le professeur Schroeder, auteur de plusieurs ouvrages sur les débats présidentiels. “À l’image de Barack Obama en 2008, Bill Clinton en 1992 ou même John F. Kennedy en 1960, elle est relativement peu connue et aura à coeur de montrer qu’on peut lui faire confiance et qu’elle peut avoir une attitude présidentielle. C’est un défi mais aussi une opportunité”.
Braquer le projecteur sur Kamala Harris est quelque peu injuste. En se focalisant sur elle et ses moindres faux-pas verbaux, on oublie les défauts de Donald Trump. Cette réalité est symptomatique du double-standard dont à également souffert Joe Biden: comme les grands médias et le public sont devenus largement insensibles aux énormités du milliardaire ces dernières années, les attentes envers lui sont plus basses que pour ses adversaires - et donc plus faciles à satisfaire. “Le Républicain peut s’en tirer en disant des choses qu’elle ne se permettrait pas en tant que femme politique classique et prudente. Alors qu’elle sera jugée comme tout candidat normal participant à un débat, cela ne sera pas le cas de Trump. En ce sens, il sera avantagé”, observe Alan Schroeder.
L’indiscipline de Trump
Les deux candidats ont un point commun: ils ne sont pas connus pour leurs talents de débatteurs. Donald Trump est toujours hanté par sa performance catastrophique face à Joe Biden en 2020 quand il lui avait coupé la parole en permanence (et avait manqué de lui refiler le Covid-19). Agacé, le Démocrate lui avait lancé: “vas-tu te la fermer, mec ?”. Cela explique pourquoi, quatre ans plus tard, l’équipe du président sortant a exigé que les micros ne soient pas ouverts en permanence lors de leurs retrouvailles fin juin.
En 2016, déjà, l’ex-homme d’affaires avait fait le pari de l’agressivité face à ses adversaires républicains des primaires et Hillary Clinton. Lors de l’une de leurs rencontres, après la révélation de la fameuse vidéo d’Access Hollywood où Trump se vantait de peloter des femmes, il s’était positionné derrière elle lorsqu’elle répondait aux questions de citoyens pour mieux lui mettre la pression. “C’était très inconfortable”, racontera la candidate dans l’un de ses livres.
Mais il est aussi capable de fulgurances qui peuvent déstabiliser l’adversaire. Comme la fois où il a reconnu qu’il utilisait les lois fiscales à son avantage et qu’Hillary Clinton ne ferait rien pour les changer comme ses donateurs en profitent aussi. Oui, Trump déblatère, déraille, divague, mais il dit aussi des vérités qui font écho à ce que pensent un grand nombre d’Américains. C’est dans ces moments-là qu’il est le plus dangereux pour les Démocrates.
Face à Kamala Harris, il devra cependant se faire violence. “Il faut qu’il renonce aux doléances et aux insultes, ce qui sera difficile pour lui. Les électeurs indécis qui regarderont veulent savoir ce que les candidats feront pour rendre leur vie meilleure”, reprend Alan Schroeder. Pour rappel, l’ex-président la qualifie régulièrement de “marxiste” en public (de “chienne” en privé, d’après le New York Times). Il a aussi questionné son intelligence, critiqué son apparence et son prénom et laissé entendre sur son réseau Truth Social qu’elle avait couché pour réussir. Allusion à sa relation dans les années 1990 avec l’ex-speaker de Californie, Willie Brown, de plus de trente ans son aîné.
Harris hantée par Tulsi Gabbard
Kamala Harris a aussi prouvé qu’elle était capable du meilleur comme du pire. Elle a beau être rompue à l’exercice (elle faisait partie du club de débat de son université dans les années 1980), elle a connu des performances en demi-teinte tout au long de sa carrière politique. En 2010, elle a su exploiter une gaffe de son adversaire pour le poste de procureur général de Californie. Steve Cooley, un Républicain modéré qui était le favori, avait déclaré pendant leur débat que la fonction que les deux candidats briguaient n’était pas assez bien payée à son goût.
En 2019, elle a exécuté une sortie verbale parfaitement huilée contre Joe Biden lors d’un débat des primaires démocrates pour la présidentielle de 2020. Elle l’a accusé d’être opposé à la pratique du “busing”, la déségrégation par les transports dont elle a bénéficié comme élève à Berkeley. Répétée lors de séances de préparation, cette saillie a fait mouche. Mais la candidate s’est prise les pieds dans le tapis au débat suivant quand l’une de ses rivales, la députée Tulsi Gabbard, a remis en question son bilan de procureure progressiste. La sénatrice est apparue déstabilisée et incapable de répondre efficacement à cette accusation qui était pourtant attendue. Ce n’est pas un hasard si Donald Trump a recruté l’ex-députée Gabbard pour le conseiller en vue du débat.
Autre défi: la Démocrate est rouillée. Elle n’a pas débattu depuis sa rencontre avec Mike Pence en 2020 et, depuis qu’elle est candidate, a évité les grandes interviews dans la presse nationale au profit d’entretiens complaisants avec des influenceurs. Certes, Donald Trump fait la même chose, mais il a aussi tenu des conférences de presse. Il bénéficie également de l’expérience du débat contre Joe Biden, organisé dans des conditions similaires à celui de septembre (pas de public dans la salle, micros ouverts tour à tour, interdiction pour les candidats de s’interpeller…).
Un débat peut-il faire la différence ?
Pour Alan Schroeder, la réponse est “non”. Même si de tels débats constituent le programme télévisé le plus suivi après le Super Bowl, “traditionnellement, cela n’a pas d’impact sur l’issue du scrutin. L’objectif premier n’est pas de convaincre les indécis, mais de mobiliser chaque camp”, dit-il. C’est d’autant plus vrai que le pays est de plus en plus polarisé et le paysage médiatique, fracturé. Les indécis sont très peu nombreux.
Il n’empêche que dans un scrutin qui s’annonce serré, chaque voix compte. Le timing aussi est important. Les bureaux de vote seront ouverts dans certains États (Virginie, Minnesota…) dès le 20 septembre dans le cadre du vote anticipé (“early voting”). En Pennsylvanie, les électeurs de comtés spécifiques pourront exprimer leurs suffrages dès le 16.
On n’est pas non plus à l’abri d’un facteur X. Demandez à Joe Biden ou Richard Nixon, dont la transpiration apparente pendant sa rencontre avec le charismatique JFK en 1960, le premier débat télévisé de l’histoire du pays, fait encore parler. De même que les soupirs d’Al Gore en 2000.
Donald Trump, dont les Démocrates remettent de plus en plus en cause l’acuité mentale à la suite d’interventions qu’ils jugent de plus en plus incohérentes et décousues, connaîtra-t-il son “moment Biden” ? Kamala Harris perdra-t-elle ses moyens ? Une certitude: à la fin des hostilités, chaque campagne déclarera son candidat vainqueur !
Avant de se quitter…
Si vous êtes à New York le mardi 10 septembre, rejoignez-moi pour cette conversation arrosée au champagne (et d’autres boissons quand même !) de la Sciences Po American Foundation juste avant le débat. J’y parlerai de la nouvelle édition de ma biographie de Kamala Harris (qui sortira le même jour) et on reviendra sur les enjeux de sa confrontation télévisée avec Donald Trump. Discussion en anglais. Inscriptions ici