Gare à la "Kamala-mania"
L'effervescence est réelle, mais les vents contraires aussi.
L’enthousiasme autour de la candidature de Kamala Harris ne se dément pas. J’ai pu le vérifier une nouvelle fois mardi 6 août à Philadelphie. Quelque 12 000 personnes ont patienté des heures sous le soleil écrasant et les averses pour apercevoir la vice-présidente et son tout-nouveau co-listier, Tim Walz, en meeting sur le campus de l’université Temple. Dans la file, on pouvait lire sur les t-shirts des slogans comme “Vieux hommes blancs pour Harris”, “Femmes à chats pour Harris”, “Madame la présidente” ou encore sa fameuse phrase “Je suis en train de parler” qu’elle aime dégainer quand elle est interrompue.
Sur place, j’ai notamment parlé à Rebecca Horner, ex-enseignante vivant à Philadelphie qui avait mis son plus beau collier de perles pour l’occasion - clin d’oeil à celui que porte Kamala Harris de temps en temps. Elle m’a confié avoir “la chaire de poule” en pensant à une éventuelle présidence de la Démocrate, devenue lundi la première femme noire et d’origine sud-asiatique à porter les couleurs du parti dans la course à la Maison-Blanche. Elle n’en aurait pas dit autant d’un second mandat de Joe Biden.
Certes, cette “Kamala-mania” est indéniable et parfaitement justifiée. Je fais partie de ceux qui trouvent que la “VP” a longtemps été sous-estimée. Mais il convient aussi de ne pas se laisser aveugler par l’effervescence actuelle. Voici pourquoi.
Attention aux sondages
Les sondages sont globalement bons pour la Californienne, mais vous le savez si vous lisez “Le Caucus”: il faut les prendre avec des pincettes. Les enquêtes d’opinion sont des instantanés qui n’ont aucune valeur prédictive, surtout à trois mois des élections. Par ailleurs, ces “photos” peuvent être trompeuses. En effet, en fonction de la méthode utilisée, de la population sondée (électorat dans son ensemble, électeurs susceptibles d’aller voter…), de la date ou de la taille de l’échantillon, ils peuvent donner des résultats contradictoires. Certains ne prennent pas en compte la candidature indépendante de Robert F. Kennedy Jr. En 2020, même à quelques jours des élections, ils étaient à côté de la plaque.
Par ailleurs, rappelons que les sondages nationaux n’ont pas grande valeur aux États-Unis. Le scrutin présidentiel se joue État par État. Seul les rapports de force dans les “Swing States” (États-bascules” ou “pivots”), où les scores sont très serrés, comptent. Or, les instituts ont historiquement du mal à produire des études fiables dans ces territoires faute d’échantillons assez importants et donc représentatifs.
La perception de l’économie
Autre point que l’on répète souvent dans “Le Caucus”: les Américains sont un peuple précaire sur le plan financier. En fonction des études, entre 60 et 70% d’entre eux auraient du mal à boucler leurs fins de mois et mettre de l’argent de côté. Le nombre d’individus en situation de défaut de paiement continue d’augmenter. Donald Trump a compris que la faiblesse ressentie et perçue de l’économie était sa force. Ce n’est pas un hasard s’il a décrit, pendant sa conférence de presse à Mar-a-Lago, jeudi 8 août, une nation au bord de la “dépression”, où la propriété, l’essence et les produits de consommation courante sont devenus hors d’atteinte pour de nombreux ménages. “Les gens vont voter avec leur estomac”, a-t-il affirmé, pour signifier, selon lui, que les Américains n’ont plus les moyens de se nourrir et veulent un changement. Ce n’est pas la chose la plus stupide qu’il ait dite pendant cette intervention jalonnée de propos délirants.
De manière générale, le locataire de la Maison-Blanche ne peut pas grand chose face aux soubresauts de l’économie. Mais si Kamala Harris veut l’emporter, elle ne peut se contenter de se poser en procureur anti-Trump, comme elle le fait depuis le début de sa campagne. Elle doit dire ce qu’elle compte faire pour réduire la pression financière qui gangrène les ménages. Le milliardaire propose, par exemple, de défiscaliser les pourboires, un mode de rémunération très répandu dans les services, notamment dans le “Swing State” du Nevada, paradis de l’hôtellerie et des casinos. On ne sait pas encore ce que comptent faire les Démocrates. Ce n’est certainement pas en appelant les Républicains “weird”, comme ils ont pris l’habitude de le faire sur les réseaux sociaux et dans les discours, qu’ils vont convaincre les millions d’Américains qui ont du mal à boucler leur fin de mois.
Selon le New York Times, l’équipe du Républicain a expliqué avant sa conférence de presse que leur stratégie consistait à toucher un sous-groupe de l’électorat composé “de manière disproportionnée d’hommes, modérés dans leur idéologie, ayant moins de 50 ans et non-Blancs”, d’après la description du Times. “Ils ont une vision plus négative de l’économie et de leurs finances personnelles que le reste de la population, et ils sont difficiles à atteindre. Ils ne regardent pas les chaînes du câble et ne lisent pas les journaux ou les sites d’informations. Ils utilisent des services de streaming, écoutent des podcasts et d’autres formes de médias non-traditionnels”. Cela explique la récente décision de Trump de participer à l’émission du streameur Adin Ross ou du podcasteur Logan Paul. D’après l’entourage de l’ex-homme d’affaires, ce groupe représente 11% de l’électorat.
L’équipe de campagne a également indiqué avoir gaspillé de l’argent en 2020 en se concentrant sur des électeurs qui, en réalité, savaient déjà pour qui ils allaient voter. Et d’estimer que 80% des personnes qu’elle a visées à l’époque étaient en fait des “partisans endurcis”.
Certes, Donald Trump est un candidat indiscipliné, mais sa stratégie qui consiste à marteler que l’économie est en lambeaux - elle ne l’est pas - et que le pays est envahi par des immigrés sans-papiers - il ne l’est pas - ou au bord de “la troisième guerre mondiale” a du sens si l’on garde en tête le public qu’il vise.
La “lune de miel”
Le sondeur de Donald Trump, Tony Fabrizio, répète à qui veut l’entendre que l’effervescence autour de Kamala Harris n’est qu’une bulle, une “lune de miel” de courte durée liée au soulagement qu’éprouvent les Démocrates après l’abandon de Biden. Vrai ou faux ? Difficile à dire. Une chose est sûre: n’en déplaise aux journalistes, la candidate ne prend aucun risque. Comme le font justement remarquer Donald Trump, J.D. Vance et leurs alliés, elle n’a participé à aucune conférence de presse ou interview depuis le retrait de Joe Biden (elle a prévu de le faire d’ici la fin du mois). C’est typique de l’ancienne sénatrice de Californie, accusée à tort ou à raison d’avoir été trop précautionneuse pendant une grande partie de sa carrière politique. Joe Biden avait utilisé la même stratégie d’évitement des médias traditionnels, et cela avait fini par se retourner contre lui.
Les questions légitimes à poser à Kamala Harris ne manquent pas. Parmi elles, quelle est sa position exacte sur les relations avec Israël et le dossier sensible de l’assistance militaire à l’État hébreu, que les militants pro-palestiniens au sein de son parti voudraient interrompre ? On a également envie de l’entendre sur la crise migratoire et la lutte contre l’inflation, deux sujets de préoccupation important pour l’électorat.
Son débat avec Donald Trump, prévu 10 septembre sur la chaîne ABC, sera un autre test. Même si elle a voulu maintenir cette confrontation programmée sous Biden, la Californienne a montré dans le passé qu’elle était capable du meilleur comme du pire dans cet exercice. Lors d’un débat télévisé pendant la campagne des primaires démocrates en 2019, elle avait lancé efficacement une attaque contre Joe Biden au sujet de la déségrégation par les transports (busing) mais était apparue désarçonnée lors du rendez-vous suivant quand la députée de Hawaï, Tulsi Gabbard, avait remis en question son bilan de procureure.
En d’autres termes, elle excelle quand elle est préparée, mais peut s’effondrer quand elle est prise au dépourvu. Face à un adversaire prêt à tout comme Donald Trump, elle fera certainement une meilleure performance que Joe Biden, mais il ne faut pas le sous-estimer. D’autant qu’elle n’a pas effectué de débat depuis son duel avec Mike Pence en 2020.
La “gauchiste radicale”
Quiconque a analysé la carrière de Kamala Harris sait qu’elle n’est pas la “gauchiste radicale” que le droite trumpiste cherche à dépeindre. Tout au long de sa vie politique, elle a plutôt été une modérée pragmatique, épousant certaines politiques progressistes et se montrant plus mesurée sur d’autres, à l’image d’un Barack Obama ou d’un Joe Biden. Professeur de sciences politiques à San Francisco, Corey Cook pense toutefois que l’étiquette d’extrémiste que la campagne de Donald Trump cherche à lui coller peut faire mouche auprès de certains électeurs qui s’intéressent de loin à la politique. “C’est une chose de décrire un autre homme comme radical, mais c’en est une autre quand cela vise une femme de couleur. C’est beaucoup plus difficile de se défaire de cette image pour une telle candidate car elle stimule le racisme et sexisme au sein de la population, dit-il. Donald Trump l’appelle ‘faible’, ce qui fait écho au stéréotype de la femme douce. Il lui reproche de ne pas être assez noire… Bref, il met le paquet sur son identité. Cela peut créer des doutes dans l’esprit de certains. Si Trump parvient à convaincre les modérés qu’elle est trop radicale ou, au contraire, qu’elle n’a pas d’opinions fortes, cela peut décourager certains électeurs de voter pour elle. Il est essentiel qu’elle ne se laisse pas définir par lui”.
Avant de se quitter…
Kamala Harris, l’héritière est en rupture de stock ! Merci à celles et ceux qui l’ont acheté. Bonne nouvelle: l’éditeur (L’Archipel) m’a demandé de mettre à jour le manuscrit. Je leur ai envoyé la nouvelle mouture depuis la gare de Philadelphie avant de rentrer à New York mardi soir. Sortie prévue: début septembre.