La chasse aux vieux démocrates
Il ne fait pas bon être septuagénaire en ce moment.
Dimanche 6 juin. Dans une salle de spectacle survoltée de Manhattan, Alexandria Ocasio Cortez affiche la couleur. Dans la primaire démocrate du 24 juin pour la mairie de New York, la ville la plus peuplée du pays, les électeurs auront un peu de l’avenir du parti entre leurs mains. Ils pourront opter pour le renouvellement générationnel en soutenant Zohran Mamdani, un élu local de 33 ans, socialiste et pro-palestinien, inconnu du grand public jusqu’à sa percée dans les sondages locaux. Ou privilégier la vieille-garde qui ne va pas améliorer le quotidien en choisissant l’ancien gouverneur de l’État de New York, Andrew Cuomo, 67 ans, vétéran de la politique, accusé de harcèlement sexuel.
“Dans un monde et une nation qui réclament la fin de la gérontocratie de nos dirigeants (…), il est impensable d’envoyer Andrew Cuomo à Gracie Mansion”, a lancé la députée progressiste du Bronx et du Queens, 35 ans, en faisant référence à la résidence des maires de la “Grosse Pomme”.
Il n’y a pas qu’à New York que cette lutte des générations se joue. Dans le sillage de la défaite de Kamala Harris et le débat sur la dissimulation du déclin physique et mental de Joe Biden relancé par la sortie du livre Original Sin, la chasse aux “Do-Nothing Democrats” (“Démocrates qui ne font rien”) est ouverte à tous les niveaux du parti.
À l’approche des “midterms” de novembre 2026, où la totalité de la Chambre des Représentants et un tiers du Sénat seront renouvelés, une armada de jeunes candidats motivés se présentent aux primaires dans l’espoir de remplacer des élus jugés trop mous ou complaisants envers Donald Trump en raison de leur âge avancé et de mauvaises habitudes prises dans le confort de Washington. Saikat Chakrabarti incarne le mouvement. À 39 ans, l’ancien chef de campagne d’Alexandria Ocasio-Cortez défie la matriarche Nancy Pelosi, 85 ans, sur ses terres à San Francisco. Elle représente sa circonscription depuis plus de trente ans.
Ce vent de fronde a créé une crise au sein du Comité national démocrate (DNC), la direction de la formation politique au niveau national, au moment où celle-ci cherche à rebondir après la défaite de novembre 2024. Vice-président du comité et militant anti-armes à feu de 25 ans, David Hogg a lancé une initiative pour soutenir les Démocrates qui voudraient se présenter aux primaires face à des élus considérés comme trop accommodants envers Donald Trump au moment où la démocratie brûle. Face au tollé, il a décidé de ne pas se représenter à son poste. Randi Weingarten, présidente de l’influent syndicat des enseignants ATF (American Federation of Teachers), qui faisait partie des soutiens de David Hogg, a quitté la direction du parti dans la foulée.
Un front s’est également ouvert à la Chambre des Représentants ces derniers mois. Ce mardi 24 juin, les Démocrates éliront leur chef au sein du puissant “Comité de surveillance et de réforme gouvernementale”, un contre-pouvoir important à l’administration qui a l’autorité de diligenter des enquêtes sur celle-ci, en remplacement de Gerry Connolly. Le député, sélectionné à ce poste face à Alexandria Ocasio Cortez, est mort en mai dernier, à 75 ans, des suites d’un cancer. Si aucun des quatre derniers individus ayant occupé cette fonction n’avait moins de 60 ans (les élus avec le plus d’ancienneté sont privilégiés, selon la tradition), des “quadras” ambitieux veulent faire bouger les lignes. La députée du Texas, Jasmine Crokett, 44 ans, étoile montante du parti, et le député de Californie, Robert Garcia, ont ainsi présenté leur candidature. Les deux autres postulants sont septuagénaires.
“Il y a toujours eu des divisions au sein du Parti démocrate, mais elles sont particulièrement prononcées en ce moment, explique Seth Masket, professeur de sciences politiques à l’Université de Denver (Colorado) et spécialiste des primaires. Leur grand défi en ce moment est de définir une stratégie pour s’opposer à Donald Trump. D’un côté, il y a des élus et candidats jeunes, plutôt progressistes, qui veulent engager un bras-de-fer plus conflictuel avec le gouvernement en adoptant des approches moins institutionnelles, qui attirent l’attention. De l’autre, on trouve des élus plus âgés, modérés, qui tentent de travailler dans les clous du système et d’utiliser les leviers du pouvoir législatif, même s’ils sont minoritaires dans les deux chambres du Congrès”.
Le sénateur de New York Chuck Schumer, chef-de-file des Démocrates au Sénat, élu sans discontinuer depuis 1998, depuis incarne cette seconde approche. L’élu de 74 ans s’est attiré les foudres d’une partie de la base en mars dernier après qu’il ait décidé de soutenir l’adoption de mesures budgétaires controversées voulues par le gouvernement Trump. Motif invoqué: un blocage aurait abouti à la suspension de certains services publics, faute de financements. La décision du sénateur a néanmoins été vécue par les partisans d’une approche plus dure comme une trahison et une occasion manquée pour entamer un bras-de-fer avec le gouvernement et l’obliger à revenir sur ses décisions les plus radicales. En effet, bien que minoritaires au Sénat, les Démocrates sont assez nombreux (47 sur 100) pour bloquer l’examen de textes de lois à travers une règle obscure appelée “filibuster”.
Pour les partisans du renouvellement, la vieillesse de certains élus rend plus difficile l’opposition à Donald Trump. Depuis le début du mandat du milliardaire, trois députés démocrates - tous de plus de 70 ans - sont décédés. Dans le système américain où le rôle de suppléant n’existe pas, leurs sièges ont donc été laissés vacants en attendant la tenue de législatives partielles. Certains textes ayant été adoptés avec une petite voix d’écart par la majorité républicaine, leur absence est lourde de conséquences.
À 25 ans, Deja Foxx se présente à une primaire en Arizona pour remplacer l’un de ces élus décédés: Raúl Grijalva occupait le siège depuis 2002 (elle avait 2 ans). Cette militante et influenceuse, contrainte de vivre dans la rue en raison de problèmes familiaux et mené une campagne remarquée quand elle était à l’école pour améliorer l’éducation sexuelle en milieu scolaire, pourrait devenir la première femme issue de la Génération Z à faire son entrée à la Chambre des Représentants. “L’âge a des conséquences réelles. Pour moi, ma famille, mes voisins et des centaines de milliers de personnes, la mort de notre ancien député signifie qu’il n’y a personne depuis des mois pour porter notre voix à Washington face à un gouvernement qui n’a jamais été aussi cruel”.
Elle a eu l’idée de se lancer après avoir assisté aux réactions trop timides des Démocrates au discours de Donald Trump devant le Congrès en mars, qu’elle couvrait comme créatrice de contenu. “On les a vus agiter des serviettes, mettre des t-shirts… J’ai ressenti de la déception. Il devait y avoir de meilleurs combattants !, se souvient-elle. Donald Trump est président depuis que j’ai 15 ans. Je vois la vie politique à travers le chaos qu’il a créé. Il y a beaucoup de Démocrates qui pensent qu’ils peuvent faire l’autruche et que le Parti républicain de mes parents va revenir. Mais ils ont tort. Nous devons avoir des élus qui n’ont pas peur de rappliquer devant des centres de détention pour migrants et se faire bousculer, poser les questions quitte à se faire passer les menottes… Au Congrès, ils sont encore sont prêts à le faire”.
Stratège politique basé à Indianapolis, dans l’État très républicain de l’Indiana, George Hornedo, 34 ans, se présente lui face à André Carson, député de la zone depuis près de vingt ans. “Je me présente contre une tendance: trop de Démocrates au Congrès ont appris à survivre sans tenir leurs promesses alors que les besoins de leur circonscription augmentent, dit-il. Ce n'est pas seulement une question d’âge, mais aussi d'urgence. Les jeunes Démocrates ont grandi dans l'ombre des promesses non tenues, sur la suppression de la dette des étudiants, l'effondrement climatique, la violence armée et de la montée de l'autoritarisme. Nous avons vu ce qui arrive quand on ne veut pas prendre de risques. Trump n'est pas seulement une menace ; c'est un test. Et notre génération comprend que le vaincre exige plus que de simplement s'opposer à lui. Il faut reconstruire ce qu'il a détruit”.
Les candidatures internes contre des élus en place “ont tendance à échouer”, pointe toutefois Seth Masket. “Dans le passé, les instances nationales du Parti démocrate et d’autres acteurs ont protégé les sortants, dit-il, ce qui rend la tâche des challengers plus difficile”. D’autant que les “seniors” n’ont pas l’intention de se laisser chasser. D’après le site d’information Axios, “plus de la moitié” des trente députés démocrates de plus de 75 ans ont l’intention de se représenter en 2026 malgré les appels au renouvellement. Pourquoi s’en priver ? En général, les “midterms” profitent au parti d’opposition…
Deja Foxx estime que l’establishment ne peut plus se permettre d’ignorer les jeunes challengers, qui apportent une connaissance des réseaux sociaux et des nouveaux médias que n’ont pas les “anciens”. Les vidéos de la jeune candidate ont ainsi généré quelque 15 millions de vues depuis le début de sa campagne et aidé à mobiliser plus de 16 000 donateurs individuels, dit-elle. “Il ne s’agit pas de faire du clic, mais d’inciter les gens à passer à l’action”. Les Républicains ont une longueur d’avance dans ce domaine, avec des influenceurs, comme le militant ultra-conservateur Charlie Kirk, qui ont aidé Donald Trump à toucher l’électorat des jeunes hommes en 2024. “Si le parti ne devient pas plus compétitif dans la conquête des espaces en ligne, nous serons en très grande difficulté pour la présidentielle de 2028”.