La démission qui va faire mal
Pourquoi il faut s'intéresser au départ du député Mike Gallagher.
Alors, cette éclipse ? Ma femme et moi avons fait sept heures de bus pour l’admirer à Rochester, une ville dans le nord de l’État de New York qui se situait dans la bande de totalité. Résultat des courses: on a surtout vu… des nuages ! Il parait qu’ils avaient déjà gâché le spectacle céleste il y a un siècle, lors de la précédente éclipse totale visible de la commune. Qu’importe. C’était magique de voir la nuit s’installer au beau milieu de l’après-midi.
Le vendredi 19 avril, un autre genre d’éclipse va se produire, à la Chambre des Représentants cette fois-ci: le député Mike Gallagher va disparaître. Mais à la différence du soleil, il ne va pas re-pointer le bout de son nez. Cet élu républicain du Wisconsin a annoncé le mois dernier qu’il démissionnerait à cette date après sept ans de bons et loyaux services dans cette assemblée, l’une des deux qui constitue le Congrès avec le Sénat.
Pourquoi s’intéresser à cet élu de 40 ans inconnu du grand public ? Deux raisons: en plus de compliquer le travail législatif d’une Chambre déjà minée par les querelles intestines, ce départ précipité est révélateur d’une tendance inquiétante pour la démocratie américaine. C’est l’objet de ce “Caucus”.
Ils rendent le tablier
Commençons par la tendance. Le nom de Mike Gallagher s’ajoute à une longue liste de députés et sénateurs qui ont annoncé leur départ à la retraite à la fin de leur mandat ou leur décision de partir avant. Les chiffres ne sont pas inhabituels (ils étaient plus élevés en 2018 et 2022), mais une chose interpelle les experts: si l’on en croit un décompte du New York Times, Républicains et Démocrates sont touchés de la même manière par ces départs effectifs ou annoncés (respectivement 25 et 27 en 2023 et 2024). D’ordinaire, ils se concentrent au sein du parti qui anticipe une défaite aux prochaines élections.
À noter que les raisons de ces mouvements ne sont pas les mêmes d’un parti à l’autre: tandis que les députés démocrates qui s’en vont le font en général pour briguer d’autres postes (sénateur, gouverneur…), les Républicains veulent pour beaucoup mettre fin à toute carrière politique. C’est le cas de Mike Gallagher, qui a accepté un job à Palantir, la société de l’entrepreneur Peter Thiel, l’un des visages de la “tech de droite”.
Michael Bednarczuk, professeur de sciences politiques à l’Austin Peay State University (Texas), note une autre nouveauté. “Beaucoup quittent le Congrès en cours de mandat plutôt que d’attendre la fin”, observe-t-il. C’est là encore le cas de notre ami Gallagher, qui avait commencé par annoncer qu’il ne se représenterait pas mais a fini par avancer son départ sans donner de raison précise. Il n’est pas le seul. Le député du Colorado, Ken Buck, parti en mars, et l’ancien président de la Chambre des Représentants (“speaker”), Kevin McCarthy, contraint de quitter le perchoir à la suite d'une rébellion de l'aile dure de son parti, appartiennent à cette catégorie.
Une majorité républicaine à un fil
Le problème, c’est que les Républicains ne peuvent pas se permettre de perdre des membres car leur majorité à la Chambre des Représentants est très faible - ce qui rend la décision de Mike Gallagher encore plus remarquable. Après le départ de l’élu du Wisconsin, le nombre de sièges détenus par les deux partis sera de 217 pour le “Grand Old Party” (GOP) et 213 pour la gauche avec cinq sièges vacants. Autrement dit, les Républicains ont très peu de marge de manoeuvre pour adopter des lois sans l’aide des Démocrates.
Quatre démissions inattendues ou décès en plus, et ils perdront leur majorité. Contrairement au système français, le député n’est pas remplacé automatiquement par un suppléant aux États-Unis. Il faut que de nouvelles élections soient organisées, ce qui peut prendre plusieurs mois.
Dans les faits, ce changement de majorité est très peu probable. Comme le rappelle l’excellent site Vox, les Républicains devraient grappiller quelques sièges à l’occasion de législatives partielles en mai et juin. Mais en attendant, ils devront s’accrocher. “Quelques absences inopportunes pourraient rendre difficile l’adoption de mesures législatives, reprend Michael Bednarczuk. De plus, ceux qui se retirent à la fin de leur mandat peuvent se mettre à voter différemment. En effet, quand ils sont candidats à leur propre succession, les élus votent conformément aux préférences de leurs électeurs, pour ne pas être battus dans les urnes. Mais une fois cette contrainte envolée, ils pourraient devenir plus imprévisibles dans leurs votes. Des études ont également montré que leur participation diminuait lorsqu’ils savaient qu’ils allaient prendre leur retraite, ce qui peut compliquer encore davantage les votes”.
Paralysie du travail législatif
Pour l’expert, la polarisation du monde politique américain, favorisée par le découpage électoral partisan, joue un rôle dans ces tendances. “Il est devenu de plus en plus difficile de légiférer au Congrès”, affirme-t-il, notant que la mandature actuelle (2023-2024) a accouché d’un nombre historiquement faible de lois - “environ une vingtaine”. Dans le même temps, les attaques personnelles entre députés des deux bords fusent. Certains représentants démocrates sont visés par des motions de censure par leurs collègues républicains, comme la députée d’origine palestinienne Rashida Tlaib, accusée d’avoir tenu des propos anti-Israël… Dans le monde des ressources humaines, on appellerait ça un “environnement de travail toxique”.
La majorité républicaine étriquée, qui donne un pouvoir de blocage disproportionné aux éléments les plus radicaux (Matt Gaetz de Floride, Lauren Boebert du Colorado…), plus adeptes des coups d’éclats médiatiques que de la recherche de compromis, favorise les tensions au sein du GOP, notamment sur la question du financement de la guerre en Ukraine que ces élus isolationnistes veulent conditionner à des mesures de lutte contre l’immigration illégale à la frontière-sud. Ces dernières semaines encore, ils ont montré qu’ils étaient au sommet de leur art. Fin mars, l’élue d’extrême-droite Marjorie Taylor Greene (Géorgie) a menacé d’éjecter le remplaçant de McCarthy, Mike Johnson, après le passage de mesures budgétaires avec l’aide des Démocrates. Et il y a quelques jours, dix-neuf Républicains ont bloqué le processus de renouvellement d’un programme de surveillance, pourtant largement soutenu par leur parti, lors d’un vote de procédure. Un député texan a résumé la situation ainsi: “C’est un job impossible. Même le Seigneur Jésus ne pourrait pas gérer ce groupe. On ne peut pas le faire”.
De quoi désespérer les élus modérés ou simplement attachés au fonctionnement et à l’image de l’institution. Ken Buck, du Colorado, en faisait partie. Conservateur pur jus, il n'avait pas sombré dans le culte du trumpisme, critiquant ceux dans sa famille politique qui propageaient le mensonge du vol de l’élection de 2020 par Joe Biden et les Démocrates. Avant de rendre le tablier, Buck a tenu à soigner sa sortie. “C’est la pire année des neuf ans et trois mois que j’ai passés au Congrès et après avoir parlé à d’anciens membres, ça serait même la pire depuis 40, 50 ans, a-t-il confié sur CNN. Cet endroit a sombré dans les querelles et l’absurdité et n'œuvre pas pour le peuple américain”.
Pour sa part, Mike Gallagher, un ancien militaire, avait été critiqué dans les rangs républicains pour son refus de voter la mise en accusation (“impeachment”) du ministre démocrate de la Sécurité nationale, Alejandro Mayorkas, bête noire de la droite trumpiste. “Je ne voulais pas faire carrière en politique, et croyez-moi, le Congrès n’est pas un endroit où il fait bon vieillir”, a-t-il déclaré.
Hasard du calendrier: la semaine de l’annonce de son départ, en février, deux présidents républicains de commissions ont fait part de leur intention de ne pas se représenter. L'un d'eux, Mark Green (Tennessee), patron de la commission sur la Sécurité Intérieure, a reconnu que “notre productivité y est peut-être un peu pour quelque chose”. Il est néanmoins revenu sur sa décision après que Donald Trump l’ait encouragé à rempiler. On ne dit pas “non” au “boss” !
Crise de confiance
Outre la perte d’expérience et d’expertise qu’ils entraînent, ces départs posent aussi la question de qui remplira les sièges abandonnés: des modérés prêts à faire des compromis ou des idéologues qui feront régner le chaos ? D'après les études de la politologue américaine Danielle Thomsen, ce sont plutôt les seconds. En effet, cette chercheuse a trouvé que les modérés avaient tendance à renoncer à se présenter aux élections législatives et sénatoriales en raison de la polarisation… phénomène qu’ils contribuent à accentuer en refusant de se jeter dans la mêlée ! Un cercle vicieux.
D’ailleurs, dans la circonscription de Mike Gallagher, favorable au soutien à la guerre en Ukraine, la bataille pour sa succession a déjà commencé. Donald Trump a déclaré son soutien à Tony Wied face à un autre Républicain qui avait refusé, en 2022, de s’engager à soutenir le milliardaire en 2024.
Pour le “speaker” Mike Johnson, la situation est plus inconfortable que jamais. Certes, il pourrait s’appuyer sur les Démocrates pour faire passer des lois, mais risquerait de se mettre à dos les membres les plus extrêmes de son parti, qui pourraient le couler à tout moment. Il doit aussi composer avec les pressions de Donald Trump, qui n’a pas intérêt à ce que son parti donne l’impression de collaborer avec la gauche et offre des victoires législatives à Joe Biden à quelques mois de la présidentielle. Même s’il a apporté son soutien au “speaker” lors d’une rencontre à Mar-a-Lago, vendredi 12 avril, l’ancien président ne s’est pas privé de compliquer sa tâche ces derniers mois, notamment en ordonnant aux députés de s’opposer à un “deal” sur l’immigration et au renouvellement du programme de surveillance.
Les conséquences de cette situation se font ressentir au-delà de Washington. L’Ukraine, qui attend depuis des mois que la Chambre débloque des fonds pour soutenir l’effort de guerre face à la Russie, en est l’une des victimes. La démocratie américaine en pâtira aussi. En 2023, seuls 8% des Américains disaient dans un sondage de l’institut Gallup avoir “grandement / plutôt confiance” dans le Congrès en 2023. Cinquante ans plus tôt, le pourcentage atteignait 42%.
Pour Joe Biden, la situation n’est pas idéale non plus. Dix Démocrates qui ne se représentent pas se situent dans des circonscriptions remportées par Donald Trump en 2020 ou considérées comme “disputées”. C’est autant de territoires que la gauche devra défendre si elle veut reprendre le contrôle de la Chambre des Représentants à l’issue des élections législatives de novembre.
Un petit dernier pour la route…
Le premier procès pénal visant Donald Trump s’ouvre ce lundi 15 avril à Manhattan. Il s’agit de l’affaire du paiement secret que l’ex-businessman aurait indirectement versé à la star du X, Stormy Daniels, pour taire une relation extra-conjugale datant de 2006. On aura l’occasion de revenir dessus dans “Le Caucus”. En attendant, si vous voulez découvrir la femme au coeur de cette affaire, je vous recommande le documentaire de Sarah Gibson, “Stormy”, sorti début avril sur la plateforme de streaming Peacock. Il raconte les origines de cette cinéaste et femme d’affaires républicaine, élevée dans un milieu pauvre en Louisiane, et sa vie mouvementée depuis que l’affaire a éclaté.