La revanche de Kamala Harris
De vice-présidente "invisible" à nouvel espoir du Parti démocrate face à Trump.
C’est la reprise. Après un mois de congé paternité, je suis très heureux de retrouver le chemin de vos boîtes électroniques ! À celles et ceux qui se sont inscrits pendant cette pause, bienvenue dans “Le Caucus”. Aux autres, merci pour votre patience. Lors de ce congé, j’ai appris que plus de 70% des pères aux États-Unis reprenaient le travail moins de deux semaines après la naissance de leur enfant. Je suis chanceux d’avoir pu prendre plus de temps.
Le temps, c’est précisément ce qui commence à manquer à Joe Biden pour sauver sa candidature, qui a implosé lors d’un débat désastreux face à Donald Trump le 27 juin dernier. Pressé par plusieurs élus, éditorialistes, donateurs et militants de gauche qui veulent le voir rendre son tablier, il a donné une interview à ABC News vendredi soir pour tenter de calmer les inquiétudes de son camp sur son acuité mentale et son état de santé. Il a répété qu’il avait simplement connu “une mauvaise soirée” en référence au débat et qu’il était “épuisé” ce jour-là.
Cela ne sera certainement pas assez pour endiguer la fronde. Quelques heures avant l’entretien, on apprenait grâce au Washington Post que le sénateur démocrate Mark Warner essayait de rassembler un groupe de collègues pour exhorter le président à renoncer à sa candidature afin d’éviter de plomber les candidats engagés dans les élections sénatoriales de novembre. Et ce dimanche 7 juillet, le chef de la minorité démocrate à la Chambre des Représentants, Hakeem Jeffries, doit s’entretenir avec des députés sur l’avenir de Biden. À ce stade, il n’est pas fantaisiste de supputer que ce dernier ne sera pas le candidat investi par le Parti démocrate lors de la convention nationale qui débutera le 19 août à Chicago.
Ces derniers jours, le buzz autour de sa discrète vice-présidente, Kamala Harris, n’a cessé de monter. Incarnation d’une nouvelle génération politique, l’élue de 59 ans serait la mieux placée pour le remplacer en cas d’abandon, si l’on en croit les observateurs et certains Démocrates. Ce constat s’appuie en partie sur un sondage de l’institut SSRS pour la chaîne CNN réalisé après le débat qui montre qu’elle recueillerait davantage d’opinions favorables face à Donald Trump que le président sortant (45% contre 43% pour Biden, à deux points du milliardaire, à 47%). Elle obtient de meilleurs chiffres que son patron au sein de plusieurs électorats, comme les jeunes, les femmes, les individus non-blancs et les indépendants, un groupe clé. Chez ses derniers, où se concentrent les indécis, elle devancerait même Donald Trump d’une courte tête (43 % contre 40 %), alors que Joe Biden est à la traine (44% contre 34%).
Le Washington Post a fait un beau graphique pour résumer comment les deux co-listiers sont vus par différents groupes démographiques.
Certes, un sondage ne fait pas le printemps, mais il fragilise le discours tenu par la campagne de Joe Biden selon lequel l’actuel locataire de la Maison-Blanche est le mieux placé pour battre Donald Trump. Ce dernier a lui-même reconnu dans une vidéo enregistrée à son insu qu’elle serait son adversaire en cas d’abandon de son rival. “Elle serait meilleure que lui”, a-t-il dit, assis dans une voiturette de golf, avant d’ajouter qu’elle était “pathétique” et “mauvaise”.
Alors, “Harris 2024” va-t-il devenir une réalité ? Maintenant que la “VP” est sous les feux des projecteurs, que sait-on de ses forces et de ses faiblesses ?
Une élue sous-estimée
En tant qu’auteur de Kamala Harris, l’héritière (L’Archipel, 2023), une biographie sur ce vice-président pas comme les autres (première femme et personne non-blanche à occuper le poste), l’intérêt actuel autour de l’ex-sénatrice de Californie ne me surprend pas complètement. Femme métisse qui a évolué dans des milieux professionnels masculins et largement blancs toute sa vie, elle a été sous-estimée pendant toute sa carrière, depuis sa première élection comme procureure de district à San Francisco en 2002 face à son bouillonnant ancien patron, Terence Hallinan, jusqu’à la vice-présidence. Il y a encore deux semaines, une chroniqueuse du Washington Post appelait à ce qu’elle soit remplacée sur le ticket par Hillary Clinton ! Ce genre d’articles négatifs est loin d’être une exception. Depuis son accession au poste de numéro 2, elle est régulièrement décrite comme effacée ou incompétente. Les Républicains se moquent de ses phrases sans queue ni tête et de son rire.
Dans ce contexte, il serait facile d’oublier qu’elle est une femme politique expérimentée et stratégique, qui n’a perdu aucun des scrutins auxquels elle s’est présentée (procureur de San Francisco, procureur général de Californie, sénatrice), à part la primaire démocrate de 2020 - elle s’est retirée avant le premier scrutin au terme d’une campagne décevante. La vice-présidence l’aide désormais à voir “le monde depuis la Maison-Blanche”, comme me l’a expliqué Joel Goldstein, un professeur à l’université de Saint Louis qui fait autorité dans l’étude des “VP”. Ainsi, depuis plus de trois ans, elle multiplie les rencontres avec des chefs d’États et de gouvernements, ajoutant à son CV une expérience internationale qu’elle n’avait pas jusqu’à présent.
Elle a aussi étoffé son carnet d’adresses, recevant à la Maison-Blanche et dans sa résidence de l’Observatoire naval des militants d’horizons divers (droits civiques, avortement, LGBT...), tout en participant à différentes “tournées” thématiques pour promouvoir les succès législatifs du gouvernement Biden et mobiliser la coalition démocrate dans les États-pivots (“Swing States”). Un jour, elle est dans le Nevada pour s’adresser aux travailleurs de l’hôtellerie et de la restauration. L’autre, elle participe à une conférence avec des jeunes sur la violence par armes à feu en Floride ou parle du développement de l’Internet à haut-débit dans une contrée rurale de Géorgie ou encore du remplacement de tuyaux en plomb dans le Michigan.
Elle a également pris en main des dossiers porteurs électoralement pour les Démocrates, en particulier la bataille de l’IVG (interruption volontaire de grossesse) après la révocation de l’arrêt “Roe v. Wade”. Elle est notamment devenue en 2024 le premier vice-président américain à visiter une clinique d’avortement. Loin de l’image de “VP” perdue véhiculée par ses détracteurs, toutes ces activités lui ont permis de nouer des relations précieuses et d’emmagasiner de l’expérience au sommet de l’État fédéral, dans l’ombre de Joe Biden.
Pourquoi sa candidature a du sens
Certes, il y a d’autres Démocrates expérimentés qui pourraient reprendre le flambeau de ce dernier si besoin. Les noms des gouverneurs de Californie, Gavin Newsom, le “meilleur ennemi” de Kamala Harris qui a connu une ascension politique parallèle dans le “Golden State”) et du Michigan, Gretchen Whitmer, reviennent souvent. Mais ces options ont plusieurs inconvénients. Le premier est purement logistique. Contrairement à la vice-présidente, ils ne sont pas sur le “ticket” actuel et ne pourront donc pas toucher facilement les fonds levés par la campagne Biden-Harris en cas de retrait. Il leur faudra construire de zéro une infrastructure de collecte d’argent alors que le vote anticipé doit démarrer dès la fin septembre dans certains États.
Par ailleurs, en tant que vice-présidente, la Californienne est plus connue du grand public que les autres personnalités citées et mieux positionnée pour défendre les succès législatifs du gouvernement - et il y en a beaucoup, des investissements historiques dans le climat à la modernisation des infrastructures en passant par la relance industrielle. Ces politiques sont populaires dans l’opinion quand elles sont expliquées, mais peu d’Américains, en dehors de ceux qui suivent l’actualité de près, en ont connaissance. Alors qu’elle avait semblé se noyer dans un certain flou idéologique lors des primaires d’il y a quatre ans, elle n’aura pas ce problème demain comme elle aura un bilan à défendre.
Elle pourrait également compter sur le soutien des ténors de sa famille politique. Elle est proche de Barack Obama, à qui elle a été comparée (elle était surnommée “l’Obama de Californie”) et qu’elle a soutenue lors de sa campagne improbable pour la Maison-Blanche en 2008. Elle aurait l’appui de l’ex-speaker Nancy Pelosi, qu’elle côtoie depuis le début des années 2000 dans le chaudron politique de San Francisco. Certains cadres du parti ont d’ores-et-déjà dit qu’ils la soutiendraient si Joe Biden décidait de se retirer. C’est le cas de l’influent député afro-américain de Caroline du Sud, Jim Clyburn.
Les risques d’une candidature Harris
Le revers de la médaille de faire partie du gouvernement Biden, c’est qu’il faut assumer le bilan, tout le bilan: la gestion du conflit israélo-palestinien, l’inflation… Dans le cas de Kamala Harris, le dossier migratoire pourrait peser particulièrement lourd. En effet, au début de sa vice-présidence, la Maison-Blanche l’a chargée d’une mission pour travailler sur “racines” de l’immigration en provenance d’Amérique centrale. Après un déplacement mouvementé dans la région, marqué par plusieurs boulettes, elle a mobilisé des acteurs du secteur privé pour accroitre les opportunités économiques dans les pays d’émigration, mais force est de constater que cela n’a pas fait une grande différence.
Face à l’afflux de migrants en situation irrégulière dans les grandes villes américaine, il faut s’attendre à ce que le camp trumpiste l’attaque sans relâche sur ce sujet. “Joe Biden est faible, raté, malhonnête et inapte. (Les Démocrates ont) menti sur son état cognitif et soutenu sa politique désastreuse au cours des quatre dernières années, en particulier sa co-pilote jacassière Kamala Harris”, a lancé la campagne du Républicain dans un communiqué, le 3 juillet, au moment où l’idée d’une candidature Harris prenait de l’ampleur dans les médias.
Sur le plan stratégique, changer de candidat à ce stade de la course est risqué. D’autant que l’option Kamala Harris a été peu testée dans les sondages, notamment dans les “Swing States” où se joue l’élection présidentielle. Son avance de deux points par rapport à Joe Biden face à Trump dans l’enquête de CNN reste faible et porte sur les inscrits sur les listes électorales, pas les électeurs qui sont susceptibles d’aller voter (“likely voters”). Autrement dit, elle ne tue pas le match avec Joe Biden.
Ses fans ont beau rêver de voir l’ancienne procureure fumer Trump-le-condamné dans un débat, rien ne permet de prédire qu’elle serait en mesure de le battre si elle se retrouvait candidate. Associée à Joe Biden, elle demeure largement impopulaire au sein de l’opinion dans son ensemble, en particulier chez les hommes blancs. Le sexisme et le racisme n’y sont pas pour rien.
Bien entendu, “Harris 2024” relève du fantasme tant que Joe Biden n’a pas décidé de jeter l’éponge et de lui apporter officiellement son soutien en appelant les délégués qui lui ont été attribués lors des primaires à la sélectionner lors de la convention nationale du Parti démocrate en août. Lors de son interview sur ABC News, vendredi 5 juillet, il a assuré qu’il était le candidat “le plus qualifié” et que seul le “Seigneur Tout Puissant” pouvait le convaincre de renoncer à un second mandat.
La situation peut être délicate à gérer pour Kamala Harris. Elle doit trouver le juste milieu entre soutenir “son” président et tracer son propre chemin. C’est l’éternel dilemme des vice-présidents ambitieux. En public, elle fait bloc avec Joe Biden. Elle a pris sa défense lors de plusieurs interviews depuis son débat catastrophique, y compris celle-ci sur CBS, et s’est affichée à ses côtés lors d’apparitions récentes.
Dans le même temps, son entourage et ses alliés font passer des messages dans les médias. À l’image du révérend Al Sharpton, le célèbre militant des droits civiques qui a mis en garde contre toute tentation de l’écarter au profit d’autres Démocrates - un geste qui serait “raciste et misogyne”, selon lui, et provoquerait la colère des femmes noires, cheville ouvrière du parti. Quelle que soit l’issue de ce moment dans la campagne, Kamala Harris doit apprécier le regain d’intérêt dont elle fait l’objet ces jours-ci. Après avoir été moquée par ses rivaux et rejetée par certains Démocrates, la voilà aux portes d’une nouvelle étape dans son ascension politique.
Avant de se quitter…
Je serai à la convention républicaine à Milwaukee (Wisconsin) du 15 au 18 juillet pour assister à l’investiture de Donald Trump comme candidat du Parti républicain à la Maison-Blanche. Je prévois aussi de me rendre à Chicago pour la convention démocrate (19-22 août). Je vous ferai vivre ces deux événements dans Le Caucus !