"Les États-Unis pourraient devenir la Hongrie"
Ce qu'une plainte de Trump contre un journal en Iowa laisse présager de ses relations avec la presse comme président.
En fin d’année, on lève le pied. Mais pas quand on s’appelle Mike Johnson. Le pauvre “speaker” (président de la Chambre des Représentants) républicain s’est retrouvé avec une crise politique sur le dos après qu’Elon Musk, suivi par Donald Trump, ont torpillé à la dernière minute un accord budgétaire qui aurait permis d'éviter une paralysie des services publics fédéraux juste avant Noël. À quelques heures de la deadline de samedi minuit heure de la Côte est, les députés ont toutefois réussi à trouver un compromis pour empêcher d’offrir un beau “shutdown” au peuple américain pour les Fêtes.
Alors que Washington se remet, je voulais revenir sur une autre actu marquante de cette semaine: la plainte que Donald Trump a déposée contre le Des Moines Register. Le “crime” de ce journal de référence en Iowa: avoir commandité et publié un sondage de la vénérable Ann Selzer, figure réputée dans le milieu, qui montrait le milliardaire républicain devancé de trois points par Kamala Harris dans cet État très conservateur trois jours avant “Election Day”, le 5 novembre.
Au final, l’enquête était loin du compte. Donald Trump a remporté l’Iowa de treize points ! Mais plutôt que de lâcher l’affaire, il accuse aujourd’hui le média et sa maison-mère Gannett “d’ingérence électorale”. Lark-Marie Anton, une porte-parole du journal, a indiqué que l’entreprise de presse défendrait sa liberté, garantie par le Premier amendement de la constitution américaine.
L’affaire en dit long sur la manière dont Donald Trump, qui entre officiellement en fonction le 20 janvier 2025, entend interagir avec le quatrième pouvoir. Dans “Le Caucus” de la semaine, je discute avec Jon Allsop, journaliste à la Columbia Journalism Review (CJR), une revue de référence sur les médias rattachée à l’université Columbia, de ce que la seconde présidence du Républicain signifie pour la liberté de la presse.
Le Caucus: Quels nouveaux défis attendent la presse sous Trump 2 ?
On entre dans une période très incertaine. Bien que ses paroles anti-médias ont crée un climat d’hostilité pendant son premier mandat, Donald Trump s’est contenté d’attaquer l’intégrité de la presse. Cette fois-ci, il s’est entouré de gens qui ont tenu des propos extrêmement menaçants, sur le plan légal et criminel, à l'égard des journalistes. À l’image de Kash Patel, nominé pour diriger le FBI. Dans le podcast de Steve Bannon, il a parlé de poursuivre les journalistes qui ont soi-disant menti au peuple américain au sujet de la victoire volée de Joe Biden en 2020 ! Je ne sais pas si le Sénat va valider sa candidature et s’il passera à l’acte. En tout cas, il faut prendre ce genre de discours au sérieux.
Par ailleurs, Trump a lancé des poursuites en diffamation contre beaucoup de journalistes et d’organisations médiatiques dans le passé. Ses alliés vont probablement continuer de le faire. Même si la majorité de la Cour suprême n’est pas explicitement pro-Trump, il y a aujourd’hui plus de juges au sein de l’institution qui sont prêts à revenir sur des précédents qui protègent les journalistes dans ce genre de situations. Bref, les lignes peuvent évoluer dans le domaine juridique, pas que dans la réthorique.
Le Premier amendement est-il assez fort pour protéger la liberté de la presse face à d'éventuelles attaques de Donald Trump ? Quels leviers pourrait-il utiliser ?
Le Premier amendement est un outil formidable. Et Trump ne peut pas le supprimer. La question, c’est plutôt: comment le texte sera-t-il interprété par les tribunaux, notamment dans les affaires de diffamation ? Depuis les années 1970, la Cour suprême a affirmé que le plaignant devait avancer des preuves de la “malveillance réelle” du journaliste pour pouvoir le poursuivre. Ce dernier ne peut pas être attaqué parce qu’il y a eu un malentendu.
Je ne suis pas certain qu'il y ait une majorité à la Cour suprême pour changer cette jurisprudence, mais deux juges sur neuf - Clarence Thomas et Neil Gorsuch - ont laissé la porte ouverte. Dans le monde judiciaire, les interprétations ne sont pas gravées dans le marbre.
Autre levier: l’“Espionage Act”, une loi de 1917 destinée à protéger les intérêts nationaux des États-Unis en empêchant les fuites d'informations sensibles. Elle est vraiment ambiguë. Elle n’a pas été utilisée contre des journalistes explicitement, mais contre des activités journalistiques ou quasi-journalistiques, y compris sous la présidence de Joe Biden. La seconde administration Trump pourrait interpréter ce texte d'une manière beaucoup plus agressive contre la presse. On se rappelle que c’est sous sa première présidence qu’ont été engagées les poursuites contre Julian Assange, le fondateur de WikiLeaks. À l’époque, beaucoup de défenseurs de la presse ont dit: certes, Assange n’est pas un journaliste, mais il réalise des tâches journalistiques, comme la collecte et la divulgation d’informations classifiées, secrètes. L'administration Biden a eu l'opportunité d’annuler ces poursuites, mais elle ne l’a pas fait.
Cela serait très grave d’utiliser cette arme judiciaire contre de vrais journalistes, membres d’une grande institution comme le New York Times, mais ce n’est pas inimaginable. Nous ne sommes par la Corée du Nord. En revanche, les États-Unis pourraient devenir la Hongrie.
Les administrations d’Obama, Trump et Biden ont également invoqué l’“Espionage Act” pour s’en prendre à des lanceurs d’alerte qui ont partagé des informations sensibles avec les journalistes, pour surveiller leurs communications… Ainsi, l’administration Trump a saisi secrètement les registres téléphoniques et les e-mails de journalistes de CNN et du Washington Post. Le gouvernement Biden n’est pas revenu sur cette pratique.
Êtes-vous inquiet pour la sécurité physique des journalistes aussi ? Certains confrères et consoeurs à CNN sont accompagnés de gardes-du-corps quand ils couvrent des rassemblements trumpistes…
Bien que cette menace soit réelle, elle n’est pas omniprésente. Pour moi, la présidence de Donald Trump ne va pas faire éclater une guerre contre les journalistes dans tout le pays. L’ensemble de ses partisans ne va pas prendre les armes contre nous. En effet, de nombreux journalistes ont des rapport très amicaux avec les supporteurs du nouveau président, même si ceux-ci parlent constamment de “fake news”.
Après la première tentative d’assassinat contre le Républicain en Pennsylvanie en juillet, la foule s'est tournée vers la presse qui était sur place et l’a montrée du doigt. Je crois que c’était un moment difficile pour les confrères là-bas. Ces derniers ont ressenti une menace réelle. Certains ont caché leur carte professionnelle pour se protéger ! Dans le même temps, au même rassemblement, il y avait des discussions tout à fait normales entre supporteurs trumpistes et médias. C’est une relation complexe.
Il suffit d’une personne instable, inspirée par les paroles de Donald Trump, pour qu’un drame se produise. On se souvient en 2018 du cas de Cesar Sayoc, qui avait envoyé des bombes artisanales à CNN notamment.
Pendant le premier mandat de Donald Trump, la presse américaine s’est sentie obligée de relayer ses moindres tweets. Comment doit-elle couvrir cette seconde présidence ?
En 2017, à chaque tweet, c’était le chaos. Il y avait des centaines d’articles sur “comment a-t-il osé dire ça ?”, le côté outrancier, etc. Cela a fait du mal à la profession car cela a permis à Trump de donner le tempo médiatique et de focaliser l’attention sur des choses qui n’étaient pas importantes pour la vie du pays. Mais dans le même temps, il faisait des déclarations sur Twitter que la presse ne pouvait ignorer. Ce dilemme existe encore.
L’avantage, maintenant, c’est qu’on connaît Trump. On sait qui il est. Il faut donc explorer pas simplement ce qu’il dit, mais aussi ce qu’il fait. Comme on est moins distrait par chaque “Truth” (post sur Truth Social, le réseau social de Donald Trump, ndr) aujourd’hui, cela crée plus d’espace pour enquêter sur les gens qui font partie de son gouvernement ou sur les politiques mises en place, dans le domaine de l’immigration par exemple.
L’enjeu, c'est de trouver l’équilibre entre le traitement de choses importantes tout en demandant des comptes à ce nouveau président, comme on le fait pour n’importe quel Démocrate ou Républicain. On ne peut pas juste le laisser tenir des déclarations racistes et mensongères sans en parler. Trouver cet équilibre a toujours été difficile, mais les journalistes américains vont probablement faire un meilleur boulot que lors du premier mandat. Ils sont plus expérimentés maintenant.
Après la première victoire de Donald Trump, on a vu une explosion d’abonnements au New York Times, au Washington Post, etc. Cela ne semble pas être le cas cette année. Comment l’analysez-vous ?
Les lecteurs sont épuisés. Ils ne veulent pas forcément lire des articles sur la moindre déclaration du gouvernement. Ils veulent débrancher, ignorer les nouvelles, vivre leur vie sans être embêtés par ce qui se passe à Washington… Cela pose problème pour les journaux qui ont bénéficié de ce “Trump bump” (“bosse Trump”) en 2017, même si cela n’a jamais été un modèle durable. Le Washington Post, qui a perdu 250 000 abonnés à la suite de la décision de Jeff Bezos de ne pas jeter le soutien du quotidien derrière Kamala Harris, en aurait eu besoin !
Ceci dit, il ne faut pas généraliser. Il y a des organes de presse plutôt marqués à gauche qui disent avoir attiré de nouvelles donations: The Guardian (plus d’un million de dollars après l’élection), Slate... Il y a forcément des gens qui ne voudront pas s’abonner à cinq médias différents juste après une élection qui a été difficile pour eux, mais cela peut changer. En fonction de ce que Donald Trump fera, certains voudront renouer avec l’information.
Avant de se quitter…
C’est le dernier “Caucus” de 2024 ! Je vous souhaite de très belles fêtes et vous remercie une fois de plus pour votre fidélité. Elle me touche énormément. On se retrouve le samedi 4 janvier 2025.