Ma vie de licenciée par le DOGE
Virée par Elon Musk, Bushraa Khatib n'a pas dit son dernier mot.
“Howdy” de Kerrville (Texas), où je couvre les conséquences de la crue éclair de la rivière Guadalupe le week-end du 4 juillet. Le comté de Kerr, dont Kerrville est le chef-lieu, est l’épicentre de ce drame qui a fait au moins 120 morts, dont des jeunes filles issues du camp de vacances chrétien Camp Mystic. Le bilan devrait s’alourdir: plus de 170 personnes sont encore portées disparues dans ce qui d’ores-et-déjà l’une des pires catastrophes naturelles dans l’histoire du “Lone Star State”.
Vendredi, peu après la visite de Donald Trump, des centaines des personnes assistaient à une veillée remplie d’émotion et de prières devant un mémorial de fleurs, avec les photos de certaines victimes. La polémique sur le prétendu manque de préparation des autorités n’avait pas lieu d’être dans ce moment de recueillement. Il n’empêche que les questions persistent: pourquoi le mécanisme d’alerte du comté de Kerr a-t-il tardé à être activé ? Au niveau fédéral, les réductions de personnels et les restrictions budgétaires mises en oeuvre par le gouvernement Trump dans les agences chargées de prédire et de répondre aux épisodes météorologiques extrêmes ont-elles joué un rôle ?
En attendant de vous proposer un reportage sur la situation dans le comté dans le prochain Caucus (réservé aux abonnés payants), j’ai eu envie de revenir sur les coupes drastiques voulues par Donald Trump à travers l’histoire de Bushraa Khatib, que j’ai rencontrée lors d’une manifestation en février dernier devant le ministère de la santé à Washington.
Ancienne écrivaine aux Instituts Nationaux de la Santé (NIH), où elle faisait de la vulgarisation scientifique autour du travail pointu réalisé au sein de ces centres de recherche publics en banlieue de Washington, elle fait partie des milliers d’employés fédéraux remerciés lors d’une vague de licenciements lancée par le DOGE (Département à l’efficacité gouvernementale) d’Elon Musk le 14 février dernier. Une saignée surnommée “Massacre de la Saint-Valentin”.
Embauchée depuis moins d’un an au sein de l’institution scientifique de renommée internationale – le “sommet” de sa carrière, dit-elle –, la diplômée de littérature anglaise et de biochimie était en période probatoire, statut moins protecteur que celui des fonctionnaires de longue date. Le DOGE en a profité pour faire le ménage.
J’ai repris contact avec Bushraa fin juin, au moment où Donald Trump et Elon Musk se chamaillaient au sujet de la “Grande et belle loi”. Voulue ardemment par le président américain, elle était ouvertement critiquée par son ancien meilleur ami. Le premier a indiqué qu’il envisagerait de l’expulser du territoire, tandis que le second a annoncé son intention de lancer un nouveau parti politique, l’America Party. Bushraa Khatib, elle, rongeait son frein. “Voir ces deux hommes puissants se disputer, c’est spectaculaire et ça capte l’attention des médias. Mais, pour moi, la question fondamentale est ailleurs : quels dégâts ont-ils fait et est-ce trop tard pour les réparer ?”.
Des nuisances qui continuent
Depuis le départ officiel d’Elon Musk de la tête du DOGE, en mai dernier, les actions de cette commission nébuleuse sont quelque peu tombées dans l’oubli. Pourtant, elles continuent de se faire sentir dans les administrations.
Mardi 1er juillet, l’agence d’aide au développement USAID, bête noire d’Elon Musk, a officiellement fermé ses portes. Dans le même temps, l’agence de presse Reuters révélait que l’organe faisait pression sur le gendarme de la Bourse, la SEC (Securities and Exchange Commission) pour alléger les règles de transparence s’appliquant aux sociétés d’acquisition à vocation spécifique (SPAC), des entreprises créées dans le seul but d’acquérir d’autres compagnies.
Et, dans une enquête parue le 1er juillet, le Washington Post trouvait que Musk avait eu accès, via sa créature, aux données commerciales et contractuelles de plusieurs concurrents contenues dans les systèmes informatiques d’au moins sept agences publiques différentes. De quoi assurer au multi-milliardaire un avantage compétitif conséquent.
Pour les fonctionnaires renvoyés comme Bushraa Khatib, qui se décrit comme un “dommage collatéral des plans du DOGE”, le combat contre l’initiative continue alors que les projecteurs s’en détournent. “Maintenant que Musk est parti, quelles sont les répercussions des actes de cet homme à qui l’on a donné carte blanche de remodeler l’administration au nom de l’efficacité ? Que faisons-nous pour régler les problèmes qu’il a causés ?”, demande-t-elle.
“Des hauts et des bas”
Depuis son départ forcé, l’Américaine de 37 ans reconnaît qu’il y a eu “des hauts et des bas”. Tout en participant à des manifestations, elle cherche un emploi à Washington et sa banlieue, où elle vit avec son mari et leur fils de 9 ans. La concurrence est féroce. “Depuis mon licenciement, toutes les équipes de communication des NIH ont été virées. Le marché est inondé de personnes ayant les mêmes compétences que moi. Non seulement les offres sont rares, mais il est difficile d’obtenir des réponses de la part des employeurs que l’on contacte. C’est difficile et déprimant”.
Simultanément, elle se bat pour retrouver son ancien emploi. Elle a fait appel de son licenciement, qu’elle juge “illégal”, auprès de deux commissions. En effet, le DOGE a motivé son renvoi et celui de ses collègues par de prétendues mauvaises performances au travail, alors que ses supérieurs n’ont jamais émis d’avis négatifs à son sujet. Toutefois, même si elle est ré-intégrée, elle ne sait pas à quoi son travail ressemblera, dans la mesure où les équipes de communication “ont été décimées”.
Sa situation financière pourrait être plus délicate. En mars dernier, elle a reçu un courriel des NIH l’informant que le licenciement des fonctionnaires en période probatoire avait été suspendu à la suite d’une décision de justice et que l’écrivaine serait mise en congés payés “jusqu’à nouvel ordre”.
Comme d’autres, elle continue donc de percevoir son salaire. “Je suis toujours rémunérée sans être autorisée à faire mon travail. C’est tout simplement ridicule, dit-elle. Je n’ai pas encore été informée d’une éventuelle date de fin de congés. Il peut se terminer demain ou dans un mois ! Cette incertitude est difficile à gérer. Entre cela et les appels devant les commissions, je ne peux pas tourner la page”.
Système kafkaïen
Ce n’est pas la seule incohérence dans le système kafkaïen créé par les fins limiers du DOGE, dont le but était de réduire les dépenses publiques, lutter contre les gaspillages tout en rendant les administrations plus efficaces. En juin, le Washington Post a révélé que, depuis l’intervention à la tronçonneuse d’Elon Musk, des décisions routinières, comme l’achat de matériel de bureau ou la sélection de fournisseurs pour les événements, prenaient beaucoup plus de temps et requéraient davantage de paperasse que dans le passé.
Par exemple, une tâche aussi simple que le nettoyage des vitres des tours de contrôle est devenue plus lourde qu’avant, en raison d’une refonte du système de paiement ordonnée par le DOGE. En effet, les employés de l’agence publique de l’aviation, la FAA (Federal Aviation Agency) doivent désormais rédiger des justificatifs pour toutes les dépenses impliquées. “Les bons de commande, qui prenaient auparavant quinze à vingt minutes à remplir, mettent désormais une à deux heures par tour”, d’après une source interne interrogée par le journal.
“Il n’y a rien d’efficace dans ce que nous vivons aujourd’hui. Comme ils ont fait des coupes sans réfléchir, la situation actuelle n’a pas de sens. Ils se sont débarrassés de gens qui étaient nécessaires au bon fonctionnement de la machine gouvernementale”, reprend Bushraa Khatib.
Chaque mardi, elle rend visite à des sénateurs, démocrates comme républicains, avec d’autres “victimes” de DOGE issues de ministères divers (lutte contre les épidémies, USAID, contrôle alimentaire…). Son objectif est de les sensibiliser aux conséquences de ces réductions. “C’est alarmant de constater que beaucoup d’élus et de membres de leurs équipes ne sont pas au courant de ce que le DOGE fait, explique l’Américaine. Les dégâts infligés à la santé publique et la recherche sont irréversibles. Ils affecteront l’ensemble de l’entreprise scientifique aux États-Unis et dans le reste du monde”.