Magic (Mike) Johnson
Le "speaker" républicain a défié l'aile droite de son parti sur l'Ukraine. Le paiera-t-il ?
Quelque chose d’inhabituel va se produire ce samedi 20 avril à la Chambre des Représentants: un acte de courage politique. Il est signé le président républicain de l’assemblée, Mike Johnson.
Après des mois de blocage en raison de la pression exercée par l’aile droite du parti, le “speaker” a décidé de se faire respecter et de soumettre au vote des députés une série de mesures d’aides destinées à soutenir des alliés des États-Unis: 8 milliards de dollars pour l’Indo-Pacifique, 26 milliards pour Israël et 61 milliards pour l’Ukraine. La Chambre doit se pencher dessus ce samedi dans l’après-midi.
Pourquoi la décision de Johnson est-elle courageuse ? Elle pourrait tout simplement lui coûter son poste. Explications.
Pourquoi le vote sur l’Ukraine est significatif
Cela fait plus de huit mois que Joe Biden a demandé au Congrès d’approuver des nouvelles aides économiques et militaires pour soutenir le pays dans sa guerre contre la Russie de Vladimir Poutine. Si le Sénat, traditionnellement plus modéré dans le domaine de la politique étrangère, a adopté son propre texte en février dernier, ce n’était pas le cas de la Chambre des Représentants contrôlée par les Républicains. Deux problème s’y sont posés. Leur majorité très courte (222 élus contre 213 pour les Démocrates) donnait un poids disproportionné à l’aile droite du parti, réunie au sein du “Caucus de la Liberté” ou “Freedom Caucus”.
Isolationnistes et favorables à une réduction drastique des dépenses publiques, ses quarante membres étaient résolument opposés à ce que l’argent du contribuable américain soit envoyé Kiev sans contrepartie. L’ancien “speaker”, Kevin McCarthy, qui avait besoin de ces élus rebelles pour légiférer compte-tenu de sa majorité étriquée, s’était donc montré réticent à avancer sur le sujet. En septembre dernier, il avait réservé un accueil glacial à Volodymyr Zelensky. Tout en refusant au président ukrainien la possibilité de prononcer un nouveau discours devant le Congrès pour plaider sa cause, comme il l’avait fait un an plus tôt, il lui a fait savoir que la lutte contre l’immigration illégale en provenance du Mexique était prioritaire. Cette dernière est l’un des chevaux de bataille des membres du “Freedom Caucus”.
Le second problème: la lassitude voire l’hostilité croissante de la base républicaine face à ce conflit lointain. La part des Républicains qui trouvaient que les États-Unis en faisaient “trop” pour Kiev a presque triplé entre le printemps 2022 et l’été 2023, passant de 17% à 44%, selon l’Institut Pew. En avril dernier, Gallup a trouvé que seulement 15% des Républicains estimaient que Washington devait aider l’Ukraine davantage (contre 60% des Démocrates). Plusieurs facteurs peuvent expliquer cette tendance, notamment l’affinité grandissante des cadres du parti pour la Russie de Poutine et le rejet des “forever wars” (“guerres sans fin”), comme l’Irak et l’Afghanistan.
Kevin McCarthy a été éjecté en décembre 2023 à la suite d’une rébellion lancée par Matt Gaetz, un membre du “Freedom Caucus”, mais son successeur, le député de Louisiane Mike Johnson, a hérité des mêmes soucis: majorité étriquée, dépendance vis-à-vis de la droite dure, même siège précaire… En effet, en vertu d’une règle négociée pour permettre l’accession au pouvoir de Kevin McCarthy, une procédure de destitution contre le “speaker” peut être enclenchée par un seul élu. La meilleure manière pour créer de l’instabilité !
Johnson sous pression
Dans ce contexte, le “speaker” a longtemps refusé de faire voter ses collègues sur l’assistance à l’Ukraine. Avant de prendre les rênes de la Chambre, le député de Louisiane de 52 ans, réputé très conservateur et proche de Trump, s’était toujours opposé à l’adoption de financements pour le pays est-européen dans le cadre de son effort de guerre.
Quand il a remplacé Kevin McCarthy, il s’est montré plus ouvert, conditionnant toutefois toute aide à des mesures de renforcement de la lutte contre l’immigration illégale à la frontière avec le Mexique. Mais face à l’impasse législative sur cette question, il a revu sa position. D’autres facteurs, plus personnels, ont joué un rôle dans son évolution, si l’on en croit le Wall Street Journal. À commencer par les pressions de leaders républicains et démocrates, y compris Joe Biden, soucieux de stopper Poutine. L’Église catholique d’Ukraine et l’association de défense des droits de l’Homme Razom ont également fait du lobbying en évoquant la souffrance des chrétiens dans le pays assiégé pour faire réagir le dirigeant très croyant. Razom est allée jusqu’à installer un panneau publicitaire près de l’église que fréquente Johnson.
Il y a eu ensuite les briefings des services de renseignements, qui lui ont ouvert les yeux sur l’étendue de la menace. “Je crois vraiment aux informations que nous avons reçues, a-t-il déclaré lors d’une conférence de presse. Je crois que Xi [Jinping], Vladimir Poutine et l’Iran sont réellement un axe du mal… Pour parler franchement, je préfère envoyer des balles en Ukraine plutôt que des soldats américains.”
Son expérience de père a aussi joué, selon le Journal. En effet, l’un de ses fils doit entrer prochainement à la prestigieuse Naval Academy d’Annapolis (Maryland), qui forme les officiers de la marine. “C'est un exercice à balles réelles pour moi, comme pour tant de familles américaines. Ce n'est pas un jeu. Ce n'est pas une blague. Nous ne pouvons pas faire de politique là-dessus. Nous devons faire ce qui est juste”, a raconté le “speaker”.
Une prise de risque calculée ?
Pour adopter le projet de loi sur l’Ukraine, Mike Johnson aura besoin du vote favorable des députés démocrates. Ceux-ci lui ont déjà permis de surmonter deux votes de procédure pour que le texte soit soumis samedi à l’approbation de la Chambre. Une réalité vécue comme une trahison par la droite trumpiste. En plus de l’accuser d’avoir fait passer l’Ukraine avant la frontière, contrairement aux souhaits de l’électorat républicain, celle-ci en a ras-le-bol de le voir s’appuyer sur la gauche pour légiférer. Dans le passé, le “speaker” a compté sur le parti de Joe Biden pour ré-hausser le plafond de la dette et éviter d’interrompre le financement du gouvernement fédéral notamment.
L’Ukraine a été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. Sur Truth Social, le réseau social de Donald Trump, Johnson s’en prend plein la figure depuis quelques jours. Il est accusé d’être un “démocrate”, un “traitre” et un “loser” qui a “vendu les Américains”. Charlie Kirk, l’influent fondateur du groupe de jeunes conservateurs Turning Point USA, a appelé à le virer.
De son côté, après un énième texte de loi adopté avec le soutien des Démocrates, la députée d’extrême-droite Marjorie Taylor Greene a déposé en mars une motion pour le destituer mais sans procéder au vote. Elle menace désormais de passer à l’acte. “Financer l’Ukraine est l’une des choses les plus odieuses qu’il puisse faire”, a-t-elle dit à CNN. Elle a été rejointe par deux de ses collègues, le libertarien Thomas Massie (Kentucky) et le conservateur Paul Gosar (Arizona). Compte-tenu de la majorité serrée du parti, ils sont assez nombreux pour le torpiller.
Quelles sont leurs chances de succès s’ils passent à l’action ? Elles sont faibles pour deux raisons. Premièrement, il est probable que les Démocrates voleront au secours du Républicain pour le “récompenser” pour son courage sur l’Ukraine. Ensuite, Donald Trump lui-même a désavoué l’initiative de Marjorie Taylor Greene en déclarant qu’il se “(tenait) aux côtés du speaker” lors d’une récente rencontre avec Johnson à Mar-a-Lago. Même s’il est souvent accusé de semer le chaos, l’ancien président est conscient que son parti ne peut pas se permettre de revivre le spectacle désolant du renvoi de Kevin McCarthy, où les Républicains n’avaient pu s’accorder sur un nouveau “speaker” pendant plusieurs semaines en raison de luttes intestines.
Il est intéressant de noter que Trump est resté silencieux sur l’adoption du projet de loi d’aide à l’Ukraine, malgré ses critiques récurrentes de la guerre. “Peut-être est-il distrait par le début de son procès pénal à New York. Ou peut-être a-t-il été convaincu lors de sa récente conversation avec le président polonais Duda, qu’il appelle « mon ami », de l’importance du financement de l’Ukraine. Ou peut-être a-t-il calculé que le projet de loi serait probablement adopté même s’il s’y opposait, et préfère-t-il ne pas souligner les limites de son influence. Ou peut-être souhaite-t-il éviter d’être blâmé si l’Ukraine subit des revers substantiels sur le champ de bataille, a supputé James M. Lindsay dans un post de blog pour le think tank Council on Foreign Relations (CFR). Si Donald Trump avait cherché à tuer le texte, celui-ci serait encore dans la messagerie du speaker”.