"Make Art Great Again": quand Trump s'invite au musée
Comment ses politiques affectent la capacité des musées à participer au récit national.
Dans son livre The Art of the Deal, Donald Trump raconte avoir mis un oeil au beurre noir à son prof de musique de CM1. La raison: “il ne connaissait rien” à ce qu’il enseignait. Vrai ou faux ? Ou un peu des deux ? En tout cas, le président a fait la même chose au Kennedy Center, l’auguste centre culturel sur les rives du fleuve Potomac.
En février, le conseil d’administration, composé de proches fraichement nommés, l'a placé à la présidence de ce lieu fondé en 1971 où il a mis les pieds pour la première fois en mars - une mesure inédite. Son ambition: purger la programmation des événements qu’il juge trop “woke”. “Fini les drag shows et autre propagande anti-américaine”, a écrit le Républicain sur son réseau social Truth Social, promettant de mettre le lieu au service de “l’âge d’or des arts et de la culture américains”. Il veut aussi avoir son mot à dire dans la sélection des “Kennedy Center Honorees”, des artistes distingués tous les ans pour leurs contributions à la culture américaine. Dans le passé, certains récipiendaires ont eu la fâcheuse de le critiquer, poussant le président à boycotter les cérémonies.
Depuis sa reprise en main, un concert de la chorale gay de Washington a été annulé, de même qu’une pièce sur la vaccination dans une école et la venue d’un orchestre LGBTQ. Plusieurs artistes ont également renoncé à s'y produire en guise de protestation. À l’image de l’équipe de la comédie musicale à succès Hamilton. Le milliardaire, un fan des Misérables, a réagi en affirmant qu'il n'avait jamais aimé ce spectacle de toute manière... D’autres ont décidé de se battre de l’intérieur. Dans une tribune publiée vendredi 2 mai dans le New York Times, les enfants de Leonard Bernstein ont justifié pourquoi ils ne s’opposeraient pas à ce que la musique du compositeur soit jouée ce samedi lors d’un gala pour le Washington National Opera. Et ce, malgré les demandes de nombreux amis et associés.
Si le Kennedy Center a été érigé en symbole de la croisade MAGA (“Make America Great Again”) pour refondre les arts, il masque d’autres changements qui se déroulent, plus discrètement, dans les musées, institutions vues comme neutres qui enregistraient jusqu’à présent des niveaux de confiance élevés dans l’opinion. Dans “Le Caucus” de la semaine, faisons un gros plan sur la manière dont les politiques du nouveau président affectent ce secteur et sa capacité à participer au récit national.
“Idéologie inappropriée”
Depuis son retour à la Maison-Blanche, le Républicain multiplie les décrets (textes de l’exécutif qui précisent la façon dont les lois, émanant du Congrès, doivent être appliquées) qui affectent indirectement les artistes et les institutions qui les représentent. Deux d’entre eux, signés au tout début de son second mandat, ont retenu l’attention: l’un interdit les initiatives de promotion de la “diversité, de l’équité et de l’inclusion” (DEI) au sein de l’État fédéral; l’autre bannit tout soutien à “l’idéologie de genre”, définie comme “l’idée qu’il y a un large éventail de genres déconnectés du sexe”.
Ces mesures ont eu des répercussions immédiates, petites et grandes. La National Gallery of Art, l’un des plus grands musées d’art au monde en partie financé par l’État, et la Smithsonian Institution, organisme gérant vingt-et-un musées dans tout le pays et le Zoo national, ont annoncé la fin de leurs activités de “DEI”. Et le monument Stonewall à New York, consacré aux luttes LGBTQ, a retiré de son site les mots “transgenres” et “queer”. Il est géré par le Service des parcs nationaux.
En mars, un autre décret, intitulé “Rétablir la vérité et la raison dans l’histoire américaine”, mentionne le Smithsonian. D’après la Maison-Blanche, celui-ci aurait été “influencé ces dernières années par une idéologie clivante et centrée sur la race”. Et de citer l’exemple du Smithsonian American Art Museum, dédié à l’art américain, qui affirme dans l’une de ses expositions que “les sociétés, y compris les États-Unis, ont utilisé la race pour établir et maintenir des systèmes de pouvoir, de privilège et de privation des droits”. Des mots-clés qui sont autant de drapeaux rouges dans l’univers MAGA.

Il mentionne aussi le Musée national d’histoire et de culture afro-américaines (NMAAHC), à Washington, qui aurait “proclamé que ‘le travail acharné’, ‘l’individualisme’ et ‘la famille nucléaire’ sont des aspects de la ‘culture blanche’”. Il évoque aussi une exposition à venir sur les “exploits d’hommes” dans les sports féminins. Le décret ordonne enfin au vice-président, J.D. Vance, d’intervenir pour débusquer toute “idéologie inappropriée” au sein des entités du Smithsonian.
Jeudi 1er mai, près de 70 députés démocrates ont demandé dans une lettre adressée à l’inspecteur général de l’institution qu’une enquête soit ouverte sur ce texte, accusé de politiser l’organisme chargé de préserver les trésors du patrimoine national. À la fin avril, le révérend Amos Brown, un militant du mouvement des droits civiques très connu à San Francisco (et qui est accessoirement le pasteur de Kamala Harris), a indiqué que le Musée national d’histoire et de culture afro-américaines lui avait renvoyé deux livres qu’il lui avait prêtés en 2016: un ouvrage écrit par le soldat-pasteur George Washington Williams et une bible que Brown portait avec lui lors de manifestations aux côtés de Martin Luther King Jr.
Une porte-parole du Smithsonian a précisé à NBC que les prêts étaient arrivés à expiration. L’institution s’est également défendue de vouloir retirer le fameux comptoir à repas du magasin Woolworth de Greensboro (Caroline du Nord) qui le fut le théâtre de plusieurs “sit ins” en 1960 pour protester contre la ségrégation, un moment fort du mouvement pour l’égalité raciale.
“Effet glaçant”
Grâce à Donald Trump et le faucheur de l’administration, Elon Musk, le grand public a découvert l’existence de plusieurs agences obscures mais néanmoins essentielles. C’est le cas de l'Institute of Museum and Library Services (IMLS), qui adjuge 266 millions de dollars par an aux bibliothèques et musées pour financer des initiatives. Comme d’autres, elle a vu ses budgets et effectifs sabrés par le Département de l’Efficacité Gouvernementale (DOGE). Jeudi 1er mai, un juge a interdit à l’administration de prendre de nouvelles mesures pour le démanteler au motif qu’elle n’avait pas le droit d’éliminer unilatéralement une agence, mais c’est trop tard pour de nombreux musées et sociétés historiques qui bénéficiaient de ses fonds pour remplir leur mission. Au Kansas, le Musée de la Première guerre mondiale a dû suspendre la digitalisation de ses collections. En Caroline du Sud, le Clemson Museum a été contraint de mettre en veille un projet d’histoire orale sur la communauté afro-américaine. Dans le nord de l’État de New York, une association historique ne pourra pas agrandir son bâtiment pour améliorer le stockage et la préservation de ses objets… Les exemples de ce type sont nombreux.
Dans le même temps, le National Endowment for the Arts (NEA), l’agence nationale qui accorde plus de 30 millions de dollars d'aides chaque année à des projets artistiques et institutions divers, a modifié les règles d’attribution de son argent pour se mettre en conformité avec les directives anti-trans et anti-DEI, semant là encore l’incertitude chez les acteurs du secteur. “Cela a un effet glaçant”, explique Jamie Bennett, co-directeur par intérim de Americans for The Arts, un organisme qui défend les intérêts du monde des arts. “Tout à coup, des compagnies de danse comme Alvin Ailey ou Ballet Hispánico (respectivement afro-américaine et hispanique, ndr) ou les organisateurs d’événements du Mois de l’histoire des Noirs se demandent s’ils pourront continuer à exercer leur mission. Bien sûr qu’ils le pourront. Toujours est-il que les décrets instillent le doute”.
Comme lors du premier mandat de Donald Trump, le budget 2026 proposé vendredi 2 mai par la Maison-Blanche prévoit l’élimination pure et simple du NEA et de son équivalent pour les humanités, le NEH (National Endowment for Humanities). Pour autant, Jamie Bennett ne pense pas que le gouvernement républicain mène une “guerre contre les arts” à proprement parler. “Nous ne sommes pas ciblés de manière spécifique. Nous sommes affectés par l’onde de choc des changements - gel des recrutements, réduction des effectifs, les décrets… - au même titre que les transports, le logement et d’autres domaines de compétence du gouvernement fédéral, observe-t-il. C’est à la fois une bonne et une mauvaise nouvelle: d’un côté, nous sommes dans le même bateau que tous les autres, mais de l’autre, ce bateau est malmené”.
Le sacrifice par précaution
Andil Gosine fait partie de ceux qui sont tombés à l’eau. Auteur, artiste et enseignant trinidadien vivant au Canada, il était le commissaire d’une exposition qui devait ouvrir en mars dernier à l’Art Museum of the Americas, situé à quelques pas de la Maison-Blanche. Fruit de trois ans de travail et d'un investissement personnel énorme, “Nature’s Wild with Andil Gosine” était adaptée de son livre du même nom qui explorait les thèmes de l’art, de l’activisme et de l’homosexualité dans les Caraïbes.
Juste avant l’ouverture, ce musée avec lequel il avait déjà collaboré dans le passé a annulé le projet sans explication. “La veille de leur décision, j’étais en train de mesurer les murs, d’organiser les livraisons... Je ne l’ai pas vu venir”, confie l’artiste. Depuis, une autre exposition, mettant en valeur les travaux de Caribéens et d’Américains d’origine africaine, a connu le même sort.
Un détail a surpris les observateurs: le lieu n’est même pas géré par le gouvernement américain, mais une organisation constituée de trente-quatre États des Amériques, dont Washington est le principal bailleur de fonds. Il n’était donc pas obligé de se plier aux directives de l’administration. Mais d’après Andil Gosine, les responsables ont préféré sacrifier son travail plutôt que de se mettre à dos ce membre puissant. “C’est un acquiescement précoce”, regrette-t-il. Le musée n’a pas répondu à notre demande de commentaire.
Andil Gosine redoute à présent que d’autres grandes institutions renoncent à programmer des œuvres et des artistes qui ne sont pas du goût des autorités par peur de représailles. “Le président Trump connaît le pouvoir des arts. C’est pour cela qu’il a repris le Kennedy Center. Les gens ont peur de s’opposer, mais cela serait une erreur de se replier sur soi”, reprend-t-il.
“Le silence n’est pas une option”
Metteur en scène, Annie Dorsen craint, elle, que le gouvernement revienne sur les incitations fiscales qui s’appliquent aux donations au secteur non-lucratif, source de financement majeure pour les organisations culturelles et artistiques. Elle fait partie de ceux qui “résistent”. Récemment diplômée d’école de droit, elle a écrit une lettre ouverte au NEA pour l’exhorter à revenir sur la nouvelle politique d’attribution de ses subventions. Plus de quatre-cent-cinquante professionnels de la création l'ont signée. “Je voulais montrer au gouvernement et à la communauté artistique que nous ne sommes pas obligés de rester silencieux en ce moment. Nous suivons ce qu’il se passe et sommes mesure d’exercer une pression sur les autorités”, raconte-t-elle.
L’Américaine regrette toutefois “le manque de résistance organisée” de la part du monde de l'art. “En tant qu’artistes, nous devrions davantage utiliser nos audiences. Notre force, c’est que nous avons noué des relations avec un grand nombre de personnes qui aiment notre travail. Mais je ressens de l’hésitation de la part des dirigeants d’institutions, qui ont une peur bleue de perdre leurs financements, dit-elle. En ce moment de crise, le silence n’est pas la bonne option”.
Avant de se quitter…
Je suis très heureux de vous annoncer la quatrième saison de “C’est ça l’Amérique”, le podcast que je réalise pour La Croix, en partenariat avec le site French Morning et le programme universitaire Alliance Columbia. Tous les mois, je discuterai avec un observateur français ou francophone de la présidence Trump et son impact sur le pays et le monde. La spécificité du programme: tous les intervenants sont basés aux États-Unis. Le premier épisode porte sur les cent premiers jours du second mandat du Républicains. L’historien franco-américain François Furstenberg, professeur à Johns Hopkins University (Baltimore), les replace dans le temps long. À écouter ici: