Chaque semaine, une chambre d’hôtel différente. Je suis arrivé vendredi matin en Caroline du Nord, le seul “swing state” des sept de ces élections que Donald Trump a remporté en 2020. Les Démocrates pensent qu’ils ont une bonne chance de s’imposer cette année pour la première fois depuis Barack Obama en 2008. Je suis sur place pour essayer de comprendre ce qui les rend si optimistes.
Mais dans “Le Caucus” du jour, je veux vous parler de l’État que j’ai visité la semaine dernière: le Montana. Peuplé d’un peu plus d’un million d’habitants vivant au milieu de paysages à couper le souffle, “Big Sky Country” n’est pas un territoire décisif pour la Maison-Blanche. En revanche, il l’est pour le contrôle du Sénat, l’un des autres grands enjeux du 5 novembre. Voici pourquoi il faut surveiller les résultats dans cet État du nord.
Le retour possible des Républicains au Sénat
Pour conserver leur très courte majorité actuelle (51-49), les Démocrates ne peuvent pas se permettre de concéder plus d’un siège. Or, cette année, la carte des sénatoriales leur est très défavorable car ils doivent défendre vingt-trois sièges. Ils sont assurés d’être battus en Virginie Occidentale, un État très pro-Trump dont le sénateur, Joe Manchin, sentant le vent tourner, a renoncé à briguer un nouveau mandat. Le second pourrait bien être le Montana, un autre bastion républicain représenté à la chambre haute par un Démocrate: Jon Tester, élu et ré-élu depuis 2006. Il est sans conteste dans une position fragile car Trump a remporté son État avec 57% des voix en 2020.
Sans majorité au Sénat, une éventuelle présidente Kamala Harris aurait du mal à mettre en oeuvre son programme, en particulier ses propositions les plus controversées comme le rétablissement par la loi de l’accès à l’avortement tel que défini par l’arrêt “Roe v. Wade”. Même en contrôlant l’aréopage, un tel texte aurait été difficile à faire adopter en raison de la règle du “filibuster”, qui oblige la plupart des propositions législatives à obtenir au moins soixante voix pour être adoptées.
La candidate, une ancienne sénatrice qui préside l’assemblée en sa qualité de vice-présidente, est consciente de l’obstacle et se garde bien d’en parler. Lors de son récent forum télévisé sur CNN, elle a évoqué brièvement la possibilité de suspendre le “filibuster” sur la question de l’IVG, sans donner plus de détails. Donald Trump, lui, est plus direct. Pendant leur débat dominé par cette sombre histoire de chiens et chats mangés par les migrants haïtiens à Springfield (Ohio), il a - justement - fait remarquer qu’elle ne serait pas en mesure de remplir sa promesse en raison de cette réalité politique. “Elle ne pourra pas obtenir de vote (de la part du Congrès, ndr). Ce sont des paroles en l’air”, a dit l’ancien président.
Outre le travail législatif, une majorité républicaine au Sénat pourrait aussi bloquer les nominations de juges fédéraux et de responsables d’agences proposées par une présidente Harris.
Jon Tester au pied du mur
Pour que les Démocrates puissent espérer conserver leur majorité, Jon Tester doit donc s’imposer. Ce n’est pas impossible: il l’a fait en 2006, 2012 et 2018. Comment ? En cultivant l’image d’un fermier bonhomme implanté dans le Montana depuis plusieurs générations et qui a perdu trois doigts dans un hachoir à viande quand il était gamin. “Il obtient de bons scores chez les vétérans et les Amérindiens, deux électorats importants dans le Montana. Par ailleurs, il enregistre de meilleures performances que d’autres Démocrates dans les zones rurales compte-tenu de son ancrage territorial”, m’a expliqué Jeremy Johnson, professeur de sciences politiques, autour d’un petit-déjeuner à Helena, la capitale d’État.
Il m’a aussi raconté que Tester et d’autres Démocrates locaux ont longtemps bénéficié d’un phénomène de plus en plus rare dans la vie politique américaine: le “ticket-splitting”, la pratique qui consiste à voter pour des candidats de bords politiques opposés aux différents postes qui figurent sur le bulletin de vote (un Républicain pour la Maison-Blanche et la Chambre des Représentants, un Démocrate pour le Sénat et le siège de gouverneur, par exemple…). “Comme le Montana n’est pas très peuplé, la politique a longtemps été une affaire de relations personnelles plutôt que d’affiliation partisane. Par ailleurs, les deux partis étaient moins idéologiques dans le passé. Il y avait des Démocrates conservateurs et des Républicains plus libéraux. Et il y a plusieurs décennies, en plus d’être rural, l’État comptait des syndicats puissants qui représentaient la population ouvrière, sans diplômes universitaires. Ils apportaient des voix au Parti démocrate. Ce qui rendait les élections assez compétitives”.
Cette époque est révolue. En effet, la polarisation de la société américaine a creusé le fossé entre droite et gauche dans le Montana et ailleurs, poussant des candidats comme Jon Tester à faire le grand écart entre leur base locale conservatrice et l’orientation progressiste de leur parti au niveau national, entre l’électorat des champs devenu pro-Trump et leur formation politique, repaire des citadins diplômés. À ce jour, il est l’un des rares Démocrates à ne pas avoir apporté son soutien officiel à Kamala Harris. Il ne s’est même pas rendu à la Convention nationale démocrate à Chicago pour son investiture car il avait piscine…
Le “vrai” Montana
J’ai assisté à l’un des meetings de Jon Tester dans l’atelier d’une ferme près de Hamilton (ouest du Montana), avec distribution de cookies, café et pommes de terre ! Devant une cinquantaine de personnes, il a mis en avant sa voix singulière. Après avoir fait des commentaires sur l’atelier - “ça me rappelle chez moi !” -, il a parlé de l’importance de protéger l’accès à la santé en milieu rural, ainsi que les “public lands”, le domaine public qui fait partie de l’identité du Montana, terre de chasseurs, d’éleveurs et de pêcheurs (et de parcs nationaux).
Il s’est aussi posé en garant du “vrai” Montana face à son adversaire Tim Sheehy, un homme d’affaires millionnaire et ancien Navy SEAL venu du Minnesota qui a reçu le soutien de Donald Trump en août dernier. Cet angle d’attaque ne doit rien au hasard. En effet, l’État a connu ces dernières années l’afflux de nouvelles populations attirées par les grands espaces (mis en valeur par la série à succès “Yellowstone” avec Kevin Costner) et les restrictions sanitaires peu contraignantes pendant la pandémie.
Ce changement démographique s’est accompagné d’une envolée des prix de l’immobilier et de tensions avec les habitants de toujours, qui voient d’un mauvais oeil ces nouveaux propriétaires peu scrupuleux grignoter les terres publiques. Tester veut faire de son adversaire l’incarnation de ces tendances. “Gardons à l’esprit le Montana où nous avons grandi”, a-t-il dit pendant le meeting.
Stratégie gagnante ?
Les électeurs seront-ils sensibles à cet argument ? Rien n’est moins sûr. Aujourd’hui, la moitié de la population du Montana n’est pas originaire de l’État, rappelle Jeremy Johnson. “De nombreux élus n’y sont pas nés, à l’image de notre gouverneur actuel, venu de Californie. Cela montre que l’électorat n’est pas nécessairement sensible à l’enracinement que revendique Jon Tester”. Autre problème pour le sénateur démocrate: “la majorité des nouveaux arrivants sont des électeurs conservateurs, poursuit le professeur. Cela lui complique la tâche”.
L’élu pourrait toutefois profiter de plusieurs éléments pour s’en sortir. Tout d’abord, Tim Sheehy ne fait pas une campagne modèle. En plus de refuser toute interview, il a qualifié une tribu locale d’“Indiens bourrés” dans un enregistrement (il assure que ses propos ont été manipulés). Le New York Times a récemment remis en question les conditions de sa blessure par balle au bras. Alors que le Républicain affirme qu’il l’a reçue lors d’un déploiement en Afghanistan, le journal prétend, sur la base de témoignages, qu’elle serait auto-infligée (un tir accidentel de revolver lors d’une excursion au Glacier National Park).
Le Démocrate espère aussi bénéficier de la tenue, en même temps que les élections de novembre, d’un référendum sur l’inscription de l’accès à l’avortement dans la Constitution du Montana. Ce dernier fait partie des dix États américains où ce sujet est soumis à l’approbation populaire en 2024. Ce genre de consultation peut créer un surcroit de mobilisation chez les femmes, en particulier les étudiantes présentes dans les villes universitaires de Bozeman et Missoula, dans l’ouest, en faveur des Démocrates.
Autre bonne nouvelle: compte-tenu de l’importance stratégique de sa campagne, Jon Tester n’a aucun mal à trouver de l’argent. Il a récolté pas moins de 32 millions de dollars lors du troisième trimestre de 2024, soit douze millions de plus que l’ensemble des fonds levés pour sa ré-élection en 2018. Une somme astronomique venue essentiellement de l’extérieur du Montana. Comme quoi, le sénateur n’est pas opposé à tout ce qui ne vient pas de son État.
Avant de se quitter…
La vue (sans filtre) de mon hublot vendredi matin peu de temps après le décollage de New York. Rien que pour ça, ça vaut le coup de se lever tôt ! Bonne journée !