Pour qui votera "la capitale arabe des États-Unis" ?
Reportage à Dearborn, une ville meurtrie qui s'apprête à voter.
La première fois que je suis allé à Dearborn (Michigan), cette ville aux portes de Detroit, surnommée “la capitale arabe des États-Unis” en raison de son importante population arabo-musulmane, était tapissée de drapeaux palestiniens. C’était la fin octobre 2023, et Israël venait de commencer sa contre-offensive sanglante dans la bande de Gaza. La colère et l’émotion étaient palpables dans ce Proche-Orient miniature où se côtoient Palestiniens, Yéménites, Libanais, Iraqiens…. Joe Biden, rebaptisé “le génocidaire”, était accusé de se coucher face à Benyamin Nétanyahou.
Un an après le début de cette nouvelle guerre et à un mois des élections américaines, j’ai voulu y retourner pour voir comment la situation avait évolué. Avec l’intensification des frappes israéliennes au pays des Cèdres, les bannières libanaises avaient fleuri sur les maisons, les voitures, aux balcons… Établie dans la zone depuis le début du XXème siècle pour travailler dans les usines Ford, la communauté libanaise du sud est la population arabe la plus ancienne de Dearborn. L’extension du conflit la touche donc tout particulièrement.
Dire que mes interlocuteurs étaient en colère serait un doux euphémisme. “Tous les jours, au réveil, on apprend que quelqu’un qu’on connait, directement ou indirectement, a été tué. Nous sommes en deuil depuis un an”, m’a confié Danielle Elzayat, la co-directrice d’une association humanitaire qui a travaillé au sein du Département de la Sécurité Intérieure. Lors de mon séjour, un habitant libanais de Dearborn qui était retourné dans sa ville natale pour aider la population locale a été tué dans un bombardement israélien.
Comment cette émotion va-t-elle se traduire dans les urnes le 5 novembre ? C’est l’objet du Caucus de la semaine.
Après les Cubains de Floride, les Arabes du Michigan…
La réponse pourrait déterminer le destin de Kamala Harris. En effet, jusqu’à présent, le Parti démocrate pouvait compter sur le soutien de la communauté arabo-musulmane de Dearborn et des autres municipalités en périphérie de Detroit pour remporter le Michigan, un “swing state” crucial dans la course à la Maison-Blanche. Les calculs sont simples, même pour les cancres en maths: la communauté “MENA” (Middle East and North Africa) représente un électorat de 300 000 personnes dans le “Wolverine State”, terre de Ford et de Magic Johnson. En 2020, Joe Biden l’a remporté d’une courte tête (près de 160 000 voix sur plus de 5 millions de votants) face à Donald Trump.
Pour Kamala Harris, l’enjeu est clair: vue comme “complice” dans le massacre de civils à Gaza, au Liban et au-delà, elle doit mobiliser assez d’électeurs arabes américains pour limiter la casse. Si son adversaire républicain reprend l’État ainsi que les deux autres “swing states” de la “Ceinture de la rouille” autour des Grands Lacs - la Pennsylvanie et le Wisconsin -, la soirée sera pliée et il retournera à la Maison-Blanche. “Les électeurs reconnaissent leur pouvoir politique. La question est : voteront-ils en bloc ou en ordre dispersé ?”, résume Matthew Jaber Stiffler, l’un des responsables du Musée national arabo-américain, l’un des trésors de Dearborn dont je recommande vivement la visite si vous êtes dans le coin.
Consignes de vote contradictoires
Ces derniers mois, plusieurs mouvements ont émergé à Dearborn et au-delà en vue de peser sur les élections. Problème: ils ne sont pas d’accord entre eux sur la stratégie à adopter. Fondé par plusieurs démocrates locaux, le mouvement “Uncommitted”, qui avait convaincu 100 000 personnes de voter “blanc” plutôt que pour Joe Biden pendant les primaires du Michigan en février dernier, a semé la confusion. Tout en annonçant en septembre qu’ils ne feraient pas campagne pour Kamala Harris, ses leaders ont exhorté les électeurs à se rendre aux urnes sans pour autant soutenir un candidat-tiers ni Donald Trump, artisan du “muslim ban” de 2017 et fervent partisan d’Israël. Ce qui revient à voter… pour Kamala Harris.
L’un des fondateurs d’“Uncommitted”, Abbas Alawieh, a indiqué à titre personnel qu’il donnerait son suffrage à la vice-présidente pour contrer le milliardaire. “Mon vote n’est pas une lettre d’amour, mais un placement de pion dans un jeu d’échecs, s’est-il justifié. Je veux continuer à faire croître notre mouvement anti-guerre au sein et en dehors du parti démocrate pour pouvoir peser sur ses positions dans le futur”. L’autre fondatrice, Layla Elabed, soeur de la députée d’origine palestinienne Rashida Tlaib, a fait savoir lors d’une conférence de presse qu’elle n’avait pas encore pris de décision, mais qu’elle remplirait son devoir civique d’une manière ou d’une autre. “J’aimerais bien faire partie de la coalition qui élira la première présidente de couleur, mais je veux aussi appuyer quelqu’un qui promettra de protéger ceux que j’aime”, a-t-elle dit.
Autre acteur: le mouvement “Abandon Harris” (ex “Abandon Biden”) dont l’objectif est de “punir” la “VP” pour “le génocide qu’elle cautionne”, m’a expliqué son co-fondateur, le professeur Hassan Abdel Salam. Rencontré dans un hôtel près de Dearborn qui lui sert de camp de base, il demande à tous les démocrates soucieux des droits de l’Homme de voter pour un candidat tiers, comme Jill Stein (Green Party) ou le philosophe Cornel West. Très populaire dans les cercles pro-palestiniens pour ses positions anti-guerre, la première participera à un meeting co-organisé par “Abandon Harris” le dimanche 6 octobre à Dearborn.
“Nous ne voulons pas que les électeurs s’abstiennent. Notre objectif est de montrer aux démocrates par les chiffres que les arabes et musulmans ont fait battre la vice-présidente. Cela prouvera notre pouvoir aux deux partis”, raconte Hassan Abdel Salam. Ne craint-il pas de donner la victoire à Donald Trump au passage ? “S’il revient au pouvoir, notre sacrifice pendant quatre ans ne sera rien à côté d’une journée à Gaza. Nous ne serons pas torturés, emprisonnés, amputés…”.
Il indique que son groupe possède des volontaires dans plusieurs États-bascules dotés de communautés arabes, comme la Georgie et l’Arizona, et a engrangé de nouveaux soutiens après le refus de la direction du Parti démocrate de programmer un intervenant palestinien américain pendant sa Convention nationale en août dernier à Chicago. Cet épisode a été vu comme une humiliation supplémentaire par les groupes pro-palestiniens.
Kamala Harris et Donald Trump font de la résistance
Kamala Harris et Donald Trump ne sont pas complètement absents de Dearborn. L’équipe de campagne de la vice-présidente et la Maison-Blanche sont en contact avec certains leaders de la communauté. Après son meeting vendredi à Flint (Michigan), elle a rencontré plusieurs groupes et représentants de cette population, dont Emgage Action, une influente association nationale qui veut mobiliser l’électorat musulman. Celle-ci lui a apporté son soutien (“endorsement”) fin septembre pour faire barrage à Donald Trump, notant toutefois que sa décision ne “constitue pas un accord avec la vice-présidente Harris, mais plutôt un conseil honnête à nos électeurs concernant le choix difficile auquel ils seront confrontés dans les urnes”. Elle a aussi obtenu l’appui officiel d’Assad Turfe, personnalité politique arabe la plus haut placée du comté de Wayne, où se trouve Dearborn.
Donald Trump a dépêché sur place ses deux alliés démocrates repentis, l’ancienne députée Tulsi Gabbard et l’ex-candidat indépendant Robert F. Kennedy Jr., le mois dernier. Et Massad Boulos, un riche homme d’affaires libanais (et accessoirement le père de Michael Boulos, le mari de Tiffany Trump), lui prête également main forte. Le candidat a aussi décroché le soutien du maire de Hamtramck, une commune voisine de Dearborn. Un beau bras d’honneur aux Démocrates de la part de cet élu yéménite musulman qui avait soutenu le mouvement “Uncommitted”.
À Dearborn, certains m’ont confié qu’ils ne se prononceront pas pour la présidentielle, mais qu’ils sélectionneront des candidats dans les scrutins “down ballot”, pour les échelons inférieurs du pouvoir, qui ont lieu en même temps que le vote pour la Maison-Blanche. D’autres bouderont les urnes cette année. C’est le cas de Rob Soujoude, un Américain d’origine libanaise rencontré à une manifestation avec son fils Abraham, 16 ans: “Nous envoyons des milliards de dollars à Israël en aide militaire. En même temps, nos anciens combattants n’ont pas de toit. Cela n’a pas de sens”.
On se retrouve ?
Je participerai mercredi 9 octobre à une table-ronde au Lycée français de New York aux côtés de Romuald Sciora (IRIS) et d’Arnaud Leparmentier, correspondant du Monde à New York. Elle sera animée par la rédactrice-en-chef de French Morning, Elisabeth Guédel. Inscriptions ici.
À 17h45, je dédicacerai ma biographie de Kamala Harris, ré-éditée en septembre dernier sous le titre de “Kamala Harris, la biographie”. Des exemplaires seront vendus sur place par la libraire Albertine.