Pourquoi Epstein obsède les trumpistes
La "liste" de Jeffrey Epstein occupe une place particulière au royaume des complotistes de droite.
Jeffrey Epstein n’en finit pas de semer la zizanie entre Donald Trump et ses partisans. Une sacrée performance pour quelqu’un qui est mort et enterré depuis six ans.
Dernier développement en date: vendredi 18 juillet, le président a déposé une plainte pour diffamation contre Dow Jones, la maison-mère du Wall Street Journal, propriété de l’homme d’affaires conservateur Rupert Murdoch, qui est par ailleurs le fondateur de la très pro-Trump Fox News. Le crime du journal: avoir révélé, la veille, une lettre de 2003 attribuée au Républicain et adressée au financier pédophile pour son 50ème anniversaire.
Qualifiée d’“obscène” par les journalistes Khadeeja Safdar et Joe Palazzolo, auteurs du scoop eux aussi visés par la plainte, “elle contient plusieurs lignes de texte dactylographiées encadrées par la silhouette d'une femme nue, qui semble avoir été dessinée à la main au marqueur épais. Deux petits arcs de cercle marquent les seins de la femme, et la signature du futur président est un ‘Donald’ ondulé sous sa taille, imitant des poils pubiens. La lettre se termine ainsi : ‘Joyeux anniversaire - et que chaque jour soit un autre merveilleux secret’”.
Donald Trump a nié catégoriquement en être l’auteur. “Je n'ai jamais fait de tableau de ma vie. Je ne dessine pas de femmes, a-t-il déclaré au WSJ. Ce n'est pas mon langage. Ce ne sont pas mes mots”. Il en a remis une couche, vendredi, sur son réseau Truth Social. “J'ai hâte d'entendre Rupert Murdoch témoigner dans mon procès contre lui et son journal ‘poubelle’. Ce sera une expérience intéressante !”. Les relations entre Murdoch et le magnat de l’immobilier n’ont jamais été bonnes, mais son geste en dit long sur les tensions générées par l’affaire au sein de la droite américaine.
Donald Trump fait le fier. En réalité, il n’avait pas besoin de ça. Depuis que le Département de la Justice et le FBI ont déclaré dans un mémo, le 7 juillet, qu’une liste des “clients” d’Epstein n’existait pas - quelques mois après que la procureure générale Pam Bondi a dit que le document était sur son bureau - et qu’il n’y avait aucune raison de croire qu’il avait été tué dans sa cellule, le locataire de la Maison-Blanche n’en finit pas de s’enfoncer dans une crise qui l’oppose à plusieurs figures du mouvement MAGA (“Make America Great Again”): le stratège de sa victoire en 2016 Steve Bannon, le chef-de-file de la jeunesse trumpiste Charlie Kirk, l’ancien animateur de Fox News Tucker Carlson, pour ne citer qu’eux… Ces derniers comptaient sur lui et son gouvernement, censé être le plus transparent de l’histoire du pays, pour divulguer cette prétendue liste d’individus qui auraient participé aux activités illégales du trafiquant sexuel très connecté, qui s’est suicidé en prison en août 2019, avant son procès.
Le président a répondu à ses détracteurs en les qualifiant de “faibles” faisant le jeu des Démocrates et leur a demandé de passer à autre chose. Ce qu’ils se sont empressés… de ne pas faire. Pourquoi cette affaire passionne-t-elle autant le mouvement MAGA ? C’est l’objet du Caucus du week-end.
Trafic de mineurs
La fascination pour l’affaire Epstein est indissociable de l’essor de QAnon, un mouvement qui s’est enraciné dans la population américaine ces dernières années, en particulier chez les Républicains. Né en 2017 sur des forums virtuels utilisés par l’extrême-droite, il est un concentré de théories du complot et de conspirations diverses, partagées via des applications et messageries anonymes ou cryptées. Un sondage réalisé en 2024 par l’institut PRRI (Public Religion Research Institute), spécialisé dans la recherche sur la religion dans la vie publique, indiquait que 19% de la population américaine croyait dans sa thèse centrale : la présence de pédophiles sadiques dans les couloirs du pouvoir.
Plusieurs facteurs ont nourri son essor : l’isolement social causé par la pandémie, le temps accru passé en ligne lors des confinements de 2020, mais aussi l’attraction que le mouvement exerce auprès d’un grand nombre de mères, inquiètes d’un supposé trafic d’enfants de grande ampleur. “Beaucoup de suiveurs souffrent de dépression, d’anxiété et d’autres problèmes mentaux qui les rendent vulnérables à ces théories. Ces maladies sont stigmatisées aux États-Unis et leur traitement n’est pas couvert par les assurances médicales, cela n’aide pas”, m’a expliqué Sophia Moskalenko, co-auteure de Pastels and Pedophiles, dans le cadre d’une interview sur cette nébuleuse en 2022.
Obsession pour les Clinton
Pour Mike Rothschild, un journaliste expert du complotisme, auteur d’un livre sur QAnon, la “liste d’Epstein” occupe une place particulière dans le large éventail de récits conspirationnistes dont raffolent les MAGA. Elle concentre tous les ingrédients qui les animent: la pédophilie, une mort suspecte, un financier connecté aux puissants de la planète, à la CIA et au père du procureur général des États-Unis en poste lors de sa mort… et les Clinton. Bill, qui nie avoir rendu visite à Jeffrey Epstein sur son île privée dans les Caraïbes où il se livrait à ses crimes sexuels, est cité dans les documents judiciaires de l’affaire.
Cela n’est pas anodin. En effet, les cercles trumpistes nourrissent une véritable obsession pour les Clinton. L’ex-président, la Première dame et leur fondation font l’objet de nombreuses rumeurs, accusations infondées et fausses informations qui circulent à droite, notamment l’idée qu’ils seraient à la tête d’un réseau international de trafic sexuel de mineurs. C'est cette croyance qui a poussé un homme armé à se rendre, en 2016, dans un restaurant de Washington pour enquêter sur la présence d’un supposé ring pédophile animé par des leaders du Parti démocrate.
Mike Rothschild indique que cela fait près de trente ans que le couple fait fantasmer certains recoins de la droite. “Tout a commencé avec Whitewater, Travelgate, des histoires qui appartiennent désormais à l'histoire ancienne”, explique-t-il, en faisant référence aux scandales associés aux deux Démocrates. “Mais il y a eu une campagne très bien financée, très organisée et populaire pour faire tomber les Clinton. Et puis, bien sûr, cela a abouti à la mise en accusation de Bill et à la prolifération de théories du complot autour d'Hillary lors de sa campagne présidentielle. Et même s’ils ne sont plus vraiment sur la scène publique, ces histoires sont si prolifiques que les théoriciens du complot y sont restés fidèles, car ils savent ce qui fonctionne. C'est comme un groupe de rock classique qui joue ses tubes”.
“Élite pédophile”
La raison pour laquelle les attentes autour de la prétendue sulfureuse liste d’Epstein étaient si élevées tient aussi au rôle singulier de Donald Trump dans la vision qanoniste du monde: le Républicain est perçu comme le sauveur, celui qui se débarrassera une fois pour toutes de l’armée de pédophiles satanistes qui contrôlent l’État et la planète. Pour certains de ses partisans, il était celui qui rendrait enfin public cette liste dont la divulgation avait été soi-disant bloquée par des forces obscures qui n’avaient pas intérêt à ce qu’elle sorte: juges, personnalités puissantes, Démocrates, journalistes…
“Beaucoup voient dans la révélation de cette liste et des contacts d'Epstein le coup de grâce porté à l’‘élite pédophile’ qui dirige, selon eux, la société depuis des siècles. Trump était censé les abattre définitivement, et Epstein en était la clé. Ils se sont convaincus que Trump était le sauveur de l'humanité, mais il les a laissés tomber”, reprend Mike Rothschild.
Surprenant ? Même si Donald Trump n’a jamais été impliqué jusqu’à présent dans les crimes commis par Jeffrey Epstein, les deux hommes se connaissaient bien, malgré ce que dit le locataire de la Maison-Blanche aujourd’hui. Pas difficile de voir pourquoi il voudrait qu’on en parle le moins possible. Son problème, aujourd’hui, c’est que de nombreuses voix ne veulent pas tourner la page. Influenceurs, podcasteurs, commentateurs divers qui font partie de l’écosystème médiatique de droite (et de gauche) n’ont pas intérêt à ce que cette histoire, qui génère clics et vues au milieu de l’été, s’arrête. Tout comme les rivaux politiques du Républicain dans son camp et chez les Démocrates: ce n’est pas un hasard si le député du Kentucky, Thomas Massie, l’une des bêtes noires de Donald Trump au sein de son parti, est en pointe à la Chambre des Représentants pour forcer le gouvernement fédéral à révéler tout document relatif à l’affaire Epstein.
Retour de bâton
Certains voient dans les divisions de l’univers MAGA un juste retour de bâton pour Donald Trump. Après la mort du financier, il n’a rien fait pour réfuter les rumeurs autour de ce document et le suicide apparent de son ancien ami. Pendant les campagnes de 2020 et 2024, il s’est engagé à plusieurs reprises à rendre public le contenu du “dossier Epstein” alors que ses supporters faisaient monter la sauce sur leurs podcasts et émissions de télévision. Parmi eux, l’actuel directeur du FBI, Kash Patel, et son adjoint Dan Bongino. Après avoir alimenté les théories les plus folles sur le financier décédé et fait leur beurre en partie sur son dos, ils se sont retrouvés dans la position embarrassante de reconnaitre que cette liste n’existait pas.
Mike Rothschild rappelle que les informations sur les individus qui étaient dans l’orbite de Jeffrey Epstein sont déjà connues. “Nous savons déjà qui étaient ses amis et nous disposons de ses carnets de vol et de ses carnets noirs (qui détaillent les personnes dans son réseau, ndr). La liste n’a servi qu'à alimenter des théories du complot”.
Comment Donald Trump peut-il se sortir de cette crise ? Il a demandé, jeudi 17 juillet, à Pam Bondi, de rendre public les documents judiciaires “pertinents” issus des témoignages présentés au “Grand Jury” (l’institution au sein d’un tribunal chargée de se prononcer sur les accusations retenues contre un individu) dans le cadre de l’affaire. “Cette arnaque, perpétuée par les Démocrates, doit s’arrêter, maintenant !”, a-t-il dit.
Plus facile à dire qu’à faire: l’un des problèmes avec les complotistes, c’est qu’ils ne sont jamais satisfaits. “J'ai vu les partisans de Trump exprimer leur déception à son égard dans le passé, mais jamais à ce point. Nombre d'entre eux se sentent véritablement trahis et trompés, au point de remettre en question leur confiance en lui. D'autres lui restent fidèles quoi qu'il arrive, constate pour sa part Mike Rothschild. Avec des histoires comme celle-ci, il parvient généralement à reconquérir ses fidèles en quelques jours par un décret, un tweet amusant ou une action inattendue. Jusqu'à présent, il n'y est pas parvenu avec Epstein. Rien ne fonctionne, même s’il ne faut pas sous-estimer la loyauté de ses partisans”.