Santé des présidents, faut-il tout savoir ?
La transparence a ses limites.
L’annonce du cancer de la prostate de Joe Biden, dimanche 18 mai, a provoqué une vague de sympathie pour l’ex-président de 82 ans. Mais aussi beaucoup de questions. Était-il malade quand il était à la Maison-Blanche ? Qui savait quoi ? Cette déclaration est-elle liée à la sortie, lundi 19 mai, du livre explosif Original Sin, qui raconte le déni de son entourage face à son déclin cognitif et physique et les tentatives pour le cacher ?
À l’image de Donald Trump, qui s’est dit “surpris que le grand public n’ait pas été notifié il y a longtemps”, plusieurs élus, personnalités des médias et professionnels de santé ont crié plus ou moins explicitement au “cover up”, un mot chargé au pays de Richard Nixon et du Watergate qui désigne l'étouffement d'un scandale. Même des membres de l'administration Biden ont émis des doutes. “Son cancer ne s’est pas développé ces derniers 100 ou 200 jours”, a affirmé Ezekiel Emanuel, qui a fait partie de l’équipe chargée de la lutte contre la pandémie dans le gouvernement du Démocrate, sur la chaîne de gauche MSNBC. Il est aussi le frère de l’ancien directeur de cabinet de Barack Obama, Rahm Emanuel. “Il l’avait quand il était président, et probablement dès le début de son mandat en 2021”.
Face aux torrents de rumeurs, le bureau de l’ancien président a indiqué, mardi, dans un bref communiqué, que son dernier dépistage en date remontait à 2014. Pourquoi avoir attendu aussi longtemps pour en refaire un ? Ce n’est pas obligatoirement une erreur de la part de son équipe médicale. Les lignes directrices officielles des États-Unis ne recommandent pas de réaliser ce genre d’évaluation après l’âge de 70 ans en raison de résultats non-fiables, parmi d’autres facteurs.
Ce débat a au moins le mérite de rappeler que les Américains savent peu de choses sur la santé de ceux qui les gouvernent ou les représentent au Congrès. Joe Biden n’est pas la seule personnalité démocrate à alimenter les discussions sur ce sujet. Mercredi 21 mai, le député de Virginie, Gerry Connolly, est mort des suites d’un cancer de l’oesophage qu’il avait annoncé après son élection en 2024. C’est le troisième démocrate de plus de 70 ans à décéder depuis le début de la mandature (janvier 2025). Les conséquences politiques ne sont pas négligeables. S’ils avaient été présents, la “One Big, Beautiful Act”, le projet de loi-phare du second mandat de Donald Trump, n’aurait certainement passé la Chambre des Représentants, où elle a été adoptée à 215 voix contre 214 jeudi 22 mai.
Pour autant, faut-il tout savoir sur la santé des élus, en particulier des présidents, comme le réclament désormais certains Démocrates en vue de 2028 ? C’est le thème du Caucus de la semaine.
L’absence d’obligations
Même si un grave souci avait été décelé quand Joe Biden était aux affaires, il n’aurait certainement rien dit. En effet, le locataire de la Maison-Blanche n’est pas tenu de publier ses bulletins de santé ni même de se soumettre à des examens. Comme n’importe quel citoyen, il est protégé par le secret médical et les lois qui garantissent la confidentialité des liens médecins-patients. Et s’il décide de partager des informations, il est libre de choisir lesquelles et sous quelle forme (rapport exhaustif, simple lettre peu détaillée…).
“George W. Bush disait à son médecin: mettez ce que vous voulez dans le rapport de santé. Ça m’ira ! Barack Obama, lui, voulait être très transparent. Il m’a dit: j’ai appris qu’il fallait toujours dire la vérité au peuple américain car celle-ci finit toujours par sortir”, se souvient Jeffrey Kuhlman, membre de l’équipe médicale de la Maison-Blanche sous Bill Clinton, George W. Bush Jr. et Barack Obama. Il fut notamment le “médecin du président” (Physician to the president) de ce dernier. Nommés par le chef de l’État, les titulaires de ce poste - pour beaucoup des militaires - sont chargés de soigner le dirigeant, le vice-président, les personnels de la Maison-Blanche et leurs familles. Ils doivent se trouver à cinq minutes du leader à tout moment. Au cas où...
Seules les situations où le patient exhibe l’intention de s’auto-mutiler ou d’infliger du mal à autrui pousseraient le médecin à intervenir. “Si cela se produisait, ou qu’il se mettait à avoir des hallucinations, entendre des voix, parler du diable ou avoir une crise de ce genre, je contacterais les principaux conseillers du président et son conjoint, pour m’assurer qu’il est pris en charge. Je n’irais certainement pas en parler à la télévision !”, poursuit Jeffrey Kuhlman. Il indique toutefois que la procédure à suivre dans un tel scénario n’est pas “codifiée” dans la loi. Seules les conditions du remplacement du “commander-in-chief” le sont (dans le Vingt-cinquième amendement de la constitution relatif à l’incapacité à gouverner). “Ce qui est intéressant, c’est que cette disposition ne mentionne pas les mots ‘médecin’ ou ‘docteur’”, observe-t-il. Comme si l’avis des experts médicaux ne comptait pas vraiment dans le processus.
Aucune obligation ne pèse non plus sur les candidats à la fonction suprême. En effet, la constitution américaine ne fixe que des critères d’âge (35 ans minimum), de citoyenneté (naissance aux États-Unis) et de résidence (quatorze ans au moins sur le territoire) pour se présenter. Pas de santé. En 2020, quatre des six candidats principaux aux primaires présidentielles côté démocrate avaient plus de 70 ans, mais la plupart ont choisi de ne pas publier un rapport détaillé sur leur condition, privilégiant une simple lettre de leurs médecins. À l’image de Bernie Sanders, qui avait pourtant souffert d’une crise cardiaque cinq mois plus tôt, comme l’a noté le site conservateur Washington Examiner. En 2024, le candidat Trump n’a rien publié.
Opération secrète à bord d’un yacht
Dans l’histoire de la présidence, les cas de dissimulation ont été nombreux. John F. Kennedy et Franklin D. Roosevelt ont fait partie des nombreux présidents malades pendant leurs mandats respectifs - le second est mort moins de trois mois après sa quatrième investiture. Que dire de Woodrow Wilson, remplacé officieusement par sa femme, Edith, après un accident vasculaire cérébral en 1919 ? De James Madison, atteint d’une forme de fièvre très violente pendant la guerre de 1812 contre les Britanniques ? Ou encore de Grover Cleveland, un grand fumeur qui a subi en 1893 un remplacement de mâchoire dans le plus grand secret, à bord d’un yacht, pour éviter d’être vu à l’hôpital ? Il avait prétexté une sortie-pêche pour ne pas éveiller les soupçons. Le subterfuge n’a été révélé que vingt ans plus tard.
Comme Joe Biden, l'occupant le plus âgé de l'histoire du Bureau ovale, la situation de Donald Trump a alimenté les suspicions. En 2018, son ancien docteur a révélé que le milliardaire, qui aura 79 ans en juin, lui avait dicté une note, partagée pendant la campagne de 2016, dans laquelle il décrivait sa santé comme “étonnamment exceptionnelle”. Pendant son premier mandat, son médecin, Ronny Jackson, devenu depuis député républicain du Texas, a utilisé la même hyperbole, affirmant en 2018 qu’il avait des “gènes incroyablement bons, et c'est simplement comme ça que Dieu l'a créé”. Deux ans plus tard, la Maison-Blanche tentait de masquer la gravité de son état de santé après son hospitalisation pour cause de Covid. Le milliardaire n’est pas le seul à avoir été frappé par une maladie juste avant une élection. Entre 1880 et 2020, cinq de ses prédécesseurs se sont retrouvés dans la même situation. Ses facultés mentales ont également été questionnées, notamment par sa nièce, Mary, qui est psychologue.
Son dernier examen médical, en avril dernier, a montré qu’il était en forme. Mais son nouveau médecin, le capitaine Sean Barbabella, issu de la marine, a mentionné ses “victoires récentes” au golf pour souligner sa bonne condition physique. On ne peut s’empêcher de penser qu’il l’a fait pour flatter l’égo du Républicain, lui qui est très sensible à ses performances sur le green !
Les dangers de la transparence absolue
Le bio-éthicien Jacob Appel n’a “pas confiance du tout” dans les informations médicales partagées par les candidats ou les présidents, et notamment l’annonce du cancer de Joe Biden. “On ne sait pas quand exactement ses médecins l’ont appris. Aussi, cela pourrait être un diagnostic parmi d’autres ou une manière de créer une diversion, avance-t-il. On ne sait pas grand chose au-delà du fait qu’il a un cancer”.
Mais il n’est pas non plus favorable à une transparence absolue. “S’ils sont obligés de tout divulguer, les présidents ou les candidats risquent de ne plus aller aux rendez-vous médicaux ou la révélation d’une éventuelle maladie pourrait être utilisée contre eux par des puissances ennemies. Imaginez si l’armée chinoise ou les services secrets russes le savaient ! Cela fragiliserait la sécurité nationale”.
Il craint également que le grand public “ne sache pas traiter ces informations”. “Comment interpréter, par exemple, la prise de médicaments contre le cholestérol ou la tension artérielle ? Sans contexte, il est difficile d’arriver à une conclusion logique, dit-il. Par ailleurs, on ne peut juger un président avec les mêmes critères qu’un individu ordinaire. En effet, on demande à nos leaders d’avoir un sens du jugement et de la perspective. S’ils ont des problèmes de mémoire de court-terme, ce n’est pas grave car ils disposent d’équipes qui les aident à suivre les dossiers”. Et ce n'est pas le climat d'hystérisation du débat public régnant dans le pays qui permettrait une discussion apaisée et nuancée sur ce sujet sensible.
En 2024, Jeffrey Kuhlman a défendu dans le New York Times l’idée de soumettre tout occupant du Bureau ovale à un test neuro-cognitif de plusieurs heures pour évaluer sa mémoire, son élocution et sa capacité à résoudre des problèmes, entre autres. “Contrairement à presque toutes les déficiences physiques, on ne peut pas solutionner le déclin de l’acuité mentale”. Pour autant, il ne souhaite pas en rendre publics les résultats. “Ils peuvent aider le président, en tant qu’individu, à réaliser qu’il n’est pas aussi affuté qu’avant et à prendre des dispostions”.
Avant de se quitter…
Un nouvel épisode de “C’est ça l’Amérique”, le podcast que je fais pour La Croix, est en ligne ! Avec l’historien Tristan Cabello, nous évoquons les forces d’opposition institutionnelles et non-institutionnelles du second mandat Donald Trump. Enjoy !