Trump, l'avion-cadeau et le dîner crypto
"À mon sens, la ligne de la corruption est franchie". Entretien.
Y'a de la corruption dans l'air ? Depuis que la chaîne ABC a révélé, dimanche 13 mai, que Donald Trump comptait accepter un Boeing 747 du Qatar pour le transformer en Air Force One, les critiques n’en finissent pas. Et pas que chez ses adversaires.
Plusieurs personnalités “MAGA" (Make America Great Again), comme l’influenceuse d’extrême droite Laura Loomer, ont dénoncé ce cadeau, vu comme une manière d’obtenir les faveurs du locataire de la Maison-Blanche. “J'adore le président Trump. Je prendrais une balle pour lui. Mais il faut appeler un chat un chat. Nous ne pouvons pas accepter un « cadeau » de 400 millions de dollars de la part de djihadistes en costume, a-t-elle écrit. Les Qataris financent les mêmes mandataires iraniens du Hamas et du Hezbollah qui ont assassiné des militaires américains. Ces mêmes mandataires qui ont collaboré avec les cartels mexicains pour faire passer des djihadistes à notre frontière”. Turbulences.
Il n’y a pas que l’appareil de luxe, surnommé le “palais volant”, qui inquiète les observateurs. Depuis l’entrée en fonction de Donald Trump, les soupçons de conflits d’interêts et de corruption sont légion, entre les projets immobiliers de sa famille dans les trois États du golfe qu’il vient de visiter (Qatar, Émirats arabes unis, Arabie Saoudite) et les sommes d’argent inédites dépensées par des entreprises pour financer son investiture.
Pendant des semaines, la société familiale derrière sa cryptomonnaie $TRUMP, lancée juste avant son entrée en fonction, a encouragé les investisseurs potentiels à mettre la main à la poche en promettant aux plus généreux d’être invités à un dîner privé en présence du Républicain, ce jeudi 22 mai, avec visite de la Maison-Blanche et une autre réception privée pour les principaux financeurs.
De telles accusations ne sont pas nouvelles pour le magnat de l’immobilier. Lors de son premier mandat, lobbyistes et délégations étrangères en quête de faveurs fréquentaient les hôtels de la Trump Organization, gérée par ses deux fils. Dans Le Caucus du week-end, j’ai posé quelques questions à Richard Briffault, professeur au sein de l’école de droit de l’université Columbia (New York) et spécialiste d’éthique publique.
Le Caucus: Quelle est la différence entre ce cadeau et ceux que s’échangent traditionnellement les chefs d’États lors de visites ?
Richard Briffault: Tout d’abord, il y a la valeur. L’avion coûte 400 millions de dollars. C’est sans précédent. On ne parle pas d’une pièce de monnaie commémorative ou d’un panda chinois ! D’après le site Axios, le cadeau le plus cher depuis 2001 était une sculpture en bronze offerte par l’Arabie Saoudite à Barack Obama (500 000 dollars).
Ensuite, à la différence d’une épée de cérémonie ou autre objet avec une signification historique ou symbolique, il utilisera ce présent. L’avion n’a pas vocation à décorer la Maison-Blanche ou terminer aux archives.
La “clause sur les émoluments étrangers” de la constitution américaine interdit les cadeaux ou titres offerts à des élus “par des rois, princes ou État étrangers” de manière à les préserver de toute influence extérieure. Y-a-t-il un scénario dans lequel l’offre de cet avion est légale ?
Le gouvernement américain laisse entendre que l’appareil n’appartiendrait pas à Donald Trump, mais à sa future bibliothèque présidentielle, où l’avion serait entreposé après la fin de la présidence. Cet argument leur permet de légitimer un geste controversé. En effet, sa bibliothèque n’existe pas encore. Donald Trump utilisera-t-il donc l’avion jusqu’à ce que celle-ci soit construite, ce qui va prendre des années ? Que feront-ils de l’avion si la bibliothèque n’existe qu’en format virtuel, comme celle de Barack Obama ?
Par ailleurs, ce genre d’institution est géré soit par les Archives nationales soit par une fondation privée pour laquelle l’ancien président lève des fonds pour l’aider à remplir sa mission - en général glorifier l’ex-locataire de la Maison-Blanche. Dans ce second cas, donner un avion à une fondation reviendrait à le transmettre à Donald Trump. Si ce geste ne contrevient à la lettre de la clause sur les émoluments, elle va sans conteste à l’encontre de son esprit.
La Maison-Blanche a également dit que l’avion serait donné au Pentagone, pas à Donald Trump. Cela fait-il une différence ?
En fait, le ministère de la défense va en prendre possession, mais n’en sera pas le propriétaire. La future bibliothèque présidentielle le sera. Le Pentagone ne sera chargé que d’adapter l’appareil aux standards de sécurité d’Air Force One. Il s’assurera qu’il n’y a rien de dangereux dedans, que les outils de communication sont protégés, etc… Ce qui pourrait prendre du temps.
À partir de quand de tels gestes constituent-ils de la corruption ?
À mon sens, nous avons franchi la ligne de la corruption. La clause des émoluments étrangers a été conçue spécialement pour empêcher de telles situations. On peut remercier les Français ! À l’origine de cette disposition: un coffret incrusté de bijoux donné par le roi Louis XVI à l’ambassadeur des États-Unis en France, Benjamin Franklin. La crainte, c’est que le jugement du récipiendaire soit affecté par ce cadeau dans un sens qui favorise celui qui en est à l’origine, en l’occurence le Qatar, avec lequel les États-Unis ont des partenariats commerciaux et militaires.
Les formes de corruption sont diverses. Dans ce cas-ci, personne ne dit qu’il y a eu un quelconque deal passé avec Doha ou un pot-de-vin. Mais toute tentative de peser sur les décisions d’un dirigeant constitue une sorte de corruption.
Entre cette affaire et le dîner du 22 mai avec les investisseurs dans sa cryptomonnaie, êtes-vous plus inquiet du risque de corruption aujourd’hui que lors de son premier mandat ?
La situation a empiré de ce point de vue depuis 2016-2017. Lors de sa première présidence, il a publié un document promettant de limiter son implication dans l’entreprise familiale Trump Organization et de restreindre les activités de celle-ci. L’engagement cette fois-ci est plus limité. L’accord d’éthique publié en janvier n'évoque plus la suspension de nouveaux projets immobiliers à l'international. Et la promesse rendue publique pendant la transition, entre novembre 2024 et janvier 2025, n’évoquait même pas le cas où le président se retrouverait dans une situation de conflit d’intérêts.
Hier, l’immobilier constituait le coeur de la Trump Organization. Il y avait des problèmes, notamment autour de son hôtel à Washington fréquenté par les lobbyistes et les délégations étrangères en quête d’accès, mais ils restaient assez limités. Aujourd’hui, la compagnie s’est lancée dans les cryptos. Ce qui crée de nouveaux défis d’éthique.
Mais d’après ce que l’on sait, des gouvernements étrangers n’ont pas acheté sa monnaie virtuelle. C’est pour cela que l’histoire de l’avion qatari est aussi forte. Il est donné à Donald Trump par la famille royale du pays, ce qui est clairement banni par la clause des émoluments étrangers, qui parle spécifiquement de “rois”. Autant la constitution n’interdit pas aux présidents de posséder des entreprises (George Washington achetait et vendait des terres), autant elle est limpide sur les cadeaux.
Est-ce difficile de faire respecter la clause des émoluments devant la justice ?
Ça l’est. Le plus compliqué, c’est le “legal standing”: les plaignants doivent être réellement touchés par le litige pour pouvoir entamer des poursuites. Ce principe est censé prévenir les plaintes frivoles. Lors du premier mandat de Trump, des concurrents dans l’hôtellerie ont lancé une action en justice centrée sur son établissement à Washington car ils s’estimaient désavantagés, les dignitaires étrangers préférant aller au Trump International Hotel qu’aux autres. Les tribunaux ont estimé que ces concurrents avaient l’autorité pour porter plainte, mais l’affaire a été annulée par la Cour suprême quand Donald Trump a quitté le pouvoir. Dans le cas de l’avion du Qatar, un compétiteur de Boeing qui pourrait fabriquer Air Force One serait la seule entité qui, à mon sens, aurait le droit de lancer des poursuites.
Avant de se quitter…
On est bien loin des avions de luxe et dîners exclusifs ! “Hello” de Chicago, où je suis en reportage sur les traces du Pape Léon. Voici son ancienne église, Saint Mary, située dans le South Side défavorisé de la ville. Il l’a fréquentée dans son enfance. Elle est aujourd’hui abandonnée. Sur le sol, à la craie, des admirateurs ont souhaité une bonne fête des mères à sa maman Millie.