Un miracle en Arkansas ?
Les "pro-avortement" tentent de réaliser un exploit dans cet État très conservateur.
Changement de décor pour “Le Caucus”. Je suis en reportage depuis quelques jours à Little Rock (Arkansas), la terre de Bill et Hillary Clinton. L’aéroport porte d’ailleurs leur nom, comme beaucoup d’autres choses dans cette petite ville charmante posée le long de l’Arkansas River.
Après quelques heures sur place, j’ai reçu une véritable douche froide: alors que je me rendais à pied à mon premier entretien, j’ai été pris de court par des pluies torrentielles. Ça m’apprendra à ne jamais vérifier la météo ! Bref… À l’heure où j’écris ces lignes, il pleut des trombes.
La semaine prochaine, vous entendrez sans doute parler de la réduction à six semaines du délai légal pour recourir à un avortement en Floride et du référendum qui doit s’y dérouler en novembre pour le rallonger. Cette consultation, qui sera très suivie, portera sur l’inscription dans la constitution floridienne de la liberté de chacun d’accéder à l’IVG (interruption volontaire de grossesse) jusqu’au seuil de viabilité du foetus (autour de vingt-quatre semaines).
Mais dans l’immédiat, je voulais vous parler d’un référendum similaire qui pourrait se dérouler en Arkansas, où l’avortement est presque complètement interdit, y compris pour les grossesses découlant de viols et d’incestes, depuis la révocation de l’arrêt Roe v. Wade en 2022 sur une décision de la Cour suprême. Seule exception: si la vie de la mère est en danger.
À l’occasion des élections de novembre prochain, les militants “pro-choix” locaux (favorables au droit des femmes à prendre leurs propres décisions de santé reproductive) veulent faire adopter par approbation populaire un amendement à la constitution de l’État visant à restaurer ce droit perdu. Voici ce qui se passe sur place et pourquoi il faut garder un oeil dessus.
Les “pro-choix” n’ont jamais perdu de référendum depuis la fin de “Roe”
Très souvent utilisés aux États-Unis pour faire adopter des mesures diverses et variées (augmentation du salaire minimum, légalisation du cannabis, interdiction du foie gras…), les référendums (ballot initiatives) émanant de citoyens sont devenus une arme importante au service des militants “pro-choix” dans les États conservateurs ou dominés par les Républicains. Kansas, Ohio, Kentucky… Partout où ils ont été organisés, ils ont donné lieu à des victoires remarquées du camp souhaitant préserver l’accès à l’IVG.
Pourquoi ? Parce que ce sujet très intime échappe aux logiques partisanes. J’ai pu le vérifier en couvrant en août 2022 la campagne au Kansas, où de nombreux volontaires “pro-choix” étaient des femmes républicaines, mères et grand-mères, qui ne voulaient pas que le gouvernement s’immisce dans leurs décisions médicales. “On a l’impression que les positions sur l’avortement sont alignées sur l’appartenance politique, mais en réalité, il y a des nuances. Il serait naïf de penser que les Républicaines ou les chrétiennes n’ont jamais eu recours à l’IVG. Malheureusement, le débat sur ce sujet est dominé par ceux qui crient le plus fort”, m’a expliqué à l’époque Janet Milkovich, la présidente de la League of Women Voters of Johnson County, une association civique du Kansas qui a participé à la campagne.
En effet, on tend à l’oublier en se focalisant sur les voix les plus extrêmes, mais l’avortement est une expérience relativement commune aux États-Unis, comme l’a noté le Guttmacher Institute, un organisme de recherche pro-avortement mais dont les données sont citées par les deux camps. En 2017, il a trouvé que près d’un quart des Américaines mettraient un terme à leur grossesse avant l’âge de 45 ans. Malgré la vague d’interdictions post-Roe, la pratique serait même en augmentation depuis 2020.
L’Arkansas, dont les voisins de la “Ceinture de la Bible” (Texas, Oklahoma, Missouri, Mississippi, Louisiane) ont également banni presque tous les avortements, semble être une montagne très difficile à gravir pour les “pro-choix”. Au fil des décennies, cet ancien repaire de Démocrates modérés, comme Bill Clinton, est devenu un État très conservateur, avec une importante population évangélique, qui se proclame l’endroit “le plus pro-vie” du pays. En effet, les Républicains sont archi-majoritaires dans les deux chambres législatives de l’État et le siège de gouverneur est occupé par Sarah Huckabee Sanders, la fille du pasteur Mike Huckabee et ancienne porte-parole de la Maison-Blanche sous Donald Trump.
Mais dans le domaine de l’avortement, les militants “pro-choix” veulent croire que la situation est plus nuancée que ne le laisse penser le paysage politique. “Nos sondages internes montrent que 61% des électeurs veulent que l’IVG soit accessible dans certaines circonstances ou pensent que le gouvernement ne devrait pas mettre son nez dedans. On peut être anti-avortement, mais tout de même penser que ce n’est pas l’affaire du législateur”, souligne Gennie Diaz, la directrice d’Arkansans for Limited Government (AFLG), la coalition non-partisane à l’origine du projet de référendum.
Une stratégie prudente
Pour maximiser ses chances, AFLG axe sa campagne sur la nécessité de limiter le contrôle des autorités politiques sur les choix de santé des habitantes - une stratégie (intelligente) aussi utilisée au Kansas. Cependant, en Arkansas, ils vont plus loin et avancent un délai légal chiffré: dix-huit semaines après la fécondation, ce qui correspond à vingt semaines de gestation. C’est plus court que le seuil de viabilité du foetus, la référence établie par Roe v. Wade qui est utilisée par les groupes à l’origine des campagnes référendaires sur cette question dans les autres États. D’après l’amendement proposé, l’IVG serait interdite après ce délai, sauf dans certains cas précis (viol, inceste, mise en danger de la vie de la mère, anomalie du foetus).
“Certes, la durée légale au coeur du texte que nous proposons est plus courte qu’ailleurs dans le pays, ce que n’acceptent pas nécessairement des groupes progressistes nationaux, mais nous sommes aussi un État plus rouge (la couleur des Républicains, ndr), petit et rural”, fait valoir Gennie Diaz.
Rien n’est gagné
Les militants auxquels j’ai parlés sont bien entendu convaincus qu’un tel amendement pourrait être adopté par les électeurs en novembre. Mais encore faut-il que le référendum ait lieu. Pour ce faire, ses partisans doivent recueillir plus de 90 000 signatures d’électeurs dans au moins cinquante des soixante-quinze comtés de l’État avant début juillet. C’est relativement facile dans les contrées qui votent à gauche (centres urbains, villes-universitaires, sièges de grandes entreprises…), mais plus difficile dans les endroits ruraux qui constituent l’essentiel de l’Arkansas, un État de trois millions d’âmes surnommé “Natural State” pour ses majestueux parcs et ses reliefs.
Organiser des référendums d’initiative populaire était plus facile dans le passé. Jusqu’à l’an dernier, il fallait recueillir des signatures dans quinze comtés, mais une loi adoptée par la majorité républicaine au Parlement de l’Arkansas a fait passer ce seuil à cinquante donc. C’est d’autant plus difficile pour l’AFLG qu’elle est une initiative dite “grassroots”, émanant du terrain, reposant sur l’énergie et la disponibilité de ses 500 volontaires et les levées de fonds. Elle doit embaucher prochainement des professionnels de la collecte de signatures pour passer à la vitesse supérieure, notamment dans les zones rurales.
Gennie Diaz précise que le groupe n’a pas reçu de soutien financier de la part d’organisations nationales, comme l’association de défense des libertés civiles ACLU (American Civil Liberties Union) et Planned Parenthood, la principale structure de planning familial aux États-Unis. C’est en partie la conséquence de l’image de “cause perdue” de l’Arkansas. “Nous ne sommes pas un État stratégique dans les élections législatives ou présidentielle. Nous n’envoyons pas de Démocrates au Congrès des États-Unis… Et c’est OK ! C’est à nous de nous retrousser les manches”.
Le groupe doit aussi compter sur l’opposition d’Arkansas Right to Life, une importante association “pro-vie” qui a lancé une pétition, Decline to Sign, pour encourager les habitants à refuser “poliment” de donner leur signature au camp adverse. Un geste qui reviendrait à, selon l’organisation, à “condamner à mort des enfants innocents non-nés”. L’initiative a reçu le soutien de l’Église catholique de l’État.
Autre obstacle: le désengagement politique des citoyens. En 2020, l’Arkansas, largement rural et très pauvre, se classait à la dernière place de tous les États américains en termes de participation à la présidentielle et d’inscriptions sur les listes électorales.
Malgré tout, Gennie Diaz se dit confiante sur la capacité de la coalition à rassembler les fameuses 90 000 signatures. Elle compte notamment sur les prises de paroles de femmes qui se sont retrouvées dans des situations complexes en raison de l’interdiction : une victime de viol qui a dû voyager dans un autre État pour se faire avorter, des médecins qui ont peur d’intervenir, même quand la vie de la mère est en danger, de peur d’être condamnés - ils encourent dix ans de prison et / ou une amende maximale de 100 000 dollars…
Caitlin Draper, candidate démocrate à la Chambre des Représentants a, elle, choisi de mettre en avant sa grossesse à risque pour dénoncer les restrictions en vigueur. Cette démarche, non-anonyme, est notoire dans un petit État où la pression sociale (des Églises, des maris…) pour passer l’avortement sous silence est forte. “Nous avons déjà perdu nos droits. Il est clair que personne viendra nous sauver, conclut Gennie Diaz. C’est à nous d’agir, maintenant”.
Pour la route !
Avant de prendre l’avion, mon ami et confrère (et fidèle lecteur du Caucus) Grégory Durieu, basé à Miami, m’a gentiment envoyé son magazine-guide, Destination USA (Éd. Vasco), consacré à l’Arkansas. J’ai notamment appris que Little Rock avait été fondée en 1722 par l’explorateur français Jean-Baptiste Bénard de la Harpe sous le nom de “La Petite Roche”. Si vous voulez voyager aux États-Unis, je ne peux que vous recommander de vous munir de ces guides de villes et d’États informatifs et superbement illustrés. Découvrez toute la collection ici. Bon voyage !