Biden-Trump, pourquoi ça s'annonce serré
Trump risque la prison. Pourquoi Biden ne tue-t-il pas le match ?
“Le Caucus” a franchi la barre des 400 abonnés vendredi. Du fond du coeur, “merci” pour votre fidélité !
Alors que Donald Trump et Joe Biden ont décidé de se retrouver pour débattre sur CNN fin juin, je voulais revenir sur une (bonne) question qu’on me pose souvent: “pourquoi la prochaine présidentielle s’annonce-t-elle serrée ?” Une autre manière de le dire: pourquoi Biden n’a-t-il pas une large avance dans les sondages face à un ancien président poursuivi dans quatre affaires criminelles, dont l’une portant sur une tentative présumée de subversion électorale et son rôle dans une attaque meurtrière contre le Capitole ?
Bien entendu, les sondages peuvent être trompeurs. Si vous lisez “Le Caucus”, vous savez qu’il faut les prendre avec des pincettes, contrairement à ce que beaucoup de commentateurs ont fait avec le dernier New York Times / Siena College. Mais les stratèges démocrates et républicains interrogés début mai par le site Axios s’accordent sur un point: on se dirige vers un nouveau “nail biter”, un duel à suspense où nos ongles vont en prendre un coup.
Ils ont même une formule pour résumer la situation: “6% dans six États”. En clair, 6% de l’électorat répartis dans six États (les fameux “Swing States”) détermineront qui sera le “leader du monde libre” pour les quatre prochaines années. Ces États à surveiller sont les mêmes qu’en 2020: la Géorgie, le Nevada, la Pennsylvanie, le Wisconsin, le Michigan et l’Arizona. D’aucuns y ajoutent la Caroline du Nord. Dans ces endroits, le scrutin se jouera probablement à quelques dizaines de milliers de voix.
Pourquoi ? La réponse est complexe, et je ne suis pas sûr d’avoir toutes les clés pour y répondre (vos avis sont toujours les bienvenus). Voici néanmoins quelques analyses basées sur mes lectures et discussions.
Des élections présidentielles de plus en plus serrées
Pour le Council on Foreign Relations (CFR), les scrutins qui se jouent à rien sont devenues “la norme”. “Lors des dix premières élections présidentielles après la Seconde Guerre mondiale, le candidat vainqueur a remporté six fois le vote populaire avec plus de neuf points de pourcentage. Il a gagné avec plus de quinze points dans quatre cas. Dans les neuf élections suivantes, aucun candidat ne s’est imposé avec plus de neuf points. Seuls trois l’ont remporté avec plus de cinq points. Et cela ne s’est produit qu’une seule fois lors des six derniers scrutins, quand Barack Obama a défait John McCain en 2008 avec sept points d’avance”, note James Lindsay, expert au sein du CFR. En 2020, on avait ainsi attendu plusieurs jours pour connaître les projections des grands médias. En 2000, lors du fameux duel entre George W. Bush contre Al Gore, le monde avait retenu son souffle pendant un mois.
La polarisation est tenue pour responsable de cette situation. Démocrates et Républicains divergent de plus en plus dans leur vision de la société. Éditorialiste au Washington Post, Perry Bacon a montré dans un article très intéressant en 2022 que le niveau d’éducation n’était pas la principale ligne de fracture entre les électeurs des deux partis. Selon lui, les questions liées à l’identité (rapport à la race, le genre, l’orientation sexuelle…) sont devenues plus prédictives de l’appartenance partisane. Il s’appuie notamment sur une étude de 2021 du Voter Study Group qui a trouvé que cette tendance était en grande partie imputable au fait que les Démocrates avaient glissé à gauche entre 2011 et 2020, en réaction à Donald Trump, au mouvement anti-raciste Black Lives Matter et aux inégalités économiques.
Conséquence: alors que Démocrates et Républicains s’affrontaient hier sur le terrain des politiques publiques (taille et responsabilités du gouvernement, niveau d’imposition, système de santé…), ils sont de plus en plus en désaccord sur ce que cela signifie d’“être Américain” et l’essence même des États-Unis. “À la différence de l’Europe, où l’appartenance à un parti est liée à l’idéologie et à la classe sociale, celle-ci dépend en grande partie de l’affect aux États-Unis : on s’identifie comme Démocrate ou Républicain plus parce qu’on déteste l’autre parti que pour des raisons de politiques publiques. Cela a donné naissance à un esprit partisan négatif, qui fragilise la démocratie : la base déteste tellement l’autre camp qu’elle est prête à soutenir des actions ouvertement autoritaires pour arriver au pouvoir, m’a expliqué Andrew Garner, professeur de politique américaine à l’université du Wyoming. Les incitations qui poussent les gens à raisonner de la sorte ne sont pas près de changer. Tant que les médias, les réseaux sociaux, les sites complotistes et les personnalités politiques seront récompensés sur les plans financier et électoral pour souffler sur les braises, je serai fataliste quant à la direction du pays”.
Dans ce contexte, les électeurs qui changent de bord politique sont en voie de disparition. Chacun défend son poulain. Les opinions s’enracinent. The Economist l’a bien résumé: “le vrai ‘swing voter’ (susceptible de voter pour un parti ou l’autre, ndr) est extraordinairement rare, a constaté le magazine. C’est comme trouver un trèfle à quatre feuilles”. Ainsi, les électeurs qui ont voté pour Donald Trump en 2020 vont largement le refaire en 2024. Même chose pour Joe Biden - même s’il faudra surveiller le degré de démobilisation de son camp. Résultat: un raz-de-marée de voix en faveur d’un candidat ou de l’autre est improbable.
Les problèmes de Joe Biden
Donald Trump a mille boulets, dont des peines de prison qui lui pendent au nez, mais il ne faut pas minimiser ceux de Joe Biden aux yeux de l’opinion. Certes, le président démocrate a remporté des victoires législatives historiques malgré de très faibles marges de manoeuvre au Congrès, comme l’Inflation Reduction Act (IRA) qui prévoit des investissements sans précédent dans la décabornation de l’économie. Cependant, beaucoup d’Américains le considèrent avant tout comme trop vieux voire inapte physiquement et mentalement à exercer un second mandat.
Mais il serait réducteur de limiter ses problèmes à la question de son âge. Le tournant de sa présidence, du moins dans la courbe d’approbation de son action, a été le retrait désastreux des troupes américaines d’Afghanistan en août 2021. C’est le moment où les opinions positives du président sont passées en dessous des négatives. Elles n’ont pas refait surface depuis. Cet épisode a donné le sentiment que l’ancien vice-président, réputé plus expérimenté que son bouillonnant prédécesseur, n’était pas aussi compétent qu’il ne le disait.
Sur l’immigration, son bilan est plus que mitigé. Le spectacle de migrants campant dans les rues de grandes villes et de désordre à la frontière dégage une impression de chaos exploitée allègrement par Donald Trump et le Parti républicain, qui lient ce sujet à celui de la criminalité pour agiter les peurs. Ils en font de même avec le contexte international marqué par la guerre en Ukraine et à Gaza.
Enfin, il y a l’inflation et la hausse du coût de la vie. Le terme de “vibecession”, utilisé pour décrire le décalage entre les bons indicateurs économiques et la perception de la population, m’a toujours semblé un brin condescendant. S’il est vrai que le chômage a baissé et le PIB a augmenté, des millions d’Américains rencontrent des difficultés financières qui ne relèvent en rien de la perception à cause de la hausse des prix, plus prononcée pendant la présidence Biden. Je l’ai mesuré sur le terrain. Dans le Michigan, une ouvrière de l’automobile m’a confié qu’elle avait du mal à trouver une solution de garde abordable pour ses enfants. En Arizona, une agricultrice s’est plainte, elle, de l’augmentation du prix des produits qu’elle utilise au quotidien. En Caroline du Sud, un charpentier m’a dit qu’il avait beaucoup moins de travail sous Joe Biden car, selon lui, le rythme de constructions de nouvelles habitations s’est réduit.
Il n’en faut pas beaucoup pour qu’ils soient pris à la gorge car, dans l’ensemble, les Américains sont un peuple précaire sur le plan financier. D’après différentes études, plus de 60% d’entre eux ne gagnent pas assez pour boucler leur fin de mois. Et si l’on en croit les récents chiffres de la Réserve fédérale de New York, le nombre de personnes en situation de défaut de règlement de leur carte de crédit a augmenté au premier trimestre de 2024.
Dans ce contexte, l’autosatisfaction du gouvernement Biden sur le front économique donne l’impression d’un pouvoir déconnecté de la réalité des Américains les plus fragiles. Certes, la situation n’était pas rose sous Donald Trump, mais rappelons que des millions d’Américains ont vu leur santé financière s’améliorer pendant la pandémie, à la fin de sa présidence. La raison: l’adoption du CARES Act, un paquet d’aides pour soutenir les consommateurs et les entreprises. Parmi elles, des allocations-chômage étendues et des paiements directs sous la forme de versements bancaires et de chèques de 1 200 dollars… signés par Donald Trump. Ces derniers ont été envoyés à 70 millions de personnes. C’est la première fois que le nom d’un président apparaissait sur des chèques expédiés par le fisc. Un beau coup de com’ politique.
L’environnement médiatique mine Biden
Si vous lisez cette lettre, il y a fort à parier que vous vous intéressez à la politique. Mais aux États-Unis, vous n’êtes pas la règle. La tendance est plutôt à une défiance croissante envers les médias traditionnels (journaux, télévision, radio). À l’inverse, la plateforme de vidéos courtes TikTok est devenue la principale source d’information de la Génération Z (née fin des années 1990-début 2010).
Problème: contrairement aux organes de presse traditionnels, qui obéissent à des règles de déontologie, ces réseaux sociaux font la part belle à la désinformation et à d’autres formes de manipulation. Ils ont aussi pour effet de “fracturer” l’environnement médiatique et de favoriser les bulles idéologiques, étanches aux opinions contradictoires. Dans ce climat, il est difficile pour la Maison-Blanche de communiquer sur les réussites bien réelles de Joe Biden, comme l’a noté Dan Pfeiffer, ancien directeur de la communication dans la Maison-Blanche de Barack Obama, dans son excellente info-lettre, Message Box.
Il cite ainsi un sondage de Navigator Research qui montre que seulement 13% des Américains ont “beaucoup entendu parler” de l’Inflation Reduction Act, l’une des lois-phares de Joe Biden, tandis que 60% disent ne pas en avoir eu vent ou qu’un peu. Mais quand on leur explique le contenu du texte, 65% disent le soutenir. Ce qui témoigne de la difficulté de toucher les électeurs dans leur ensemble ou des efforts insuffisants de la Maison-Blanche en la matière.
Il mentionne également une autre étude, de la chaîne NBC cette fois, qui trouve que le Démocrate est le candidat favori des gens qui consomment les médias traditionnels. Il devance Donald Trump de onze points (52-41%) au sein de cette population alors qu’il se retrouve à la traine (44-47%) parmi ceux qui suivent surtout les médias digitaux (sites, Google, YouTube, réseaux sociaux).
Par ailleurs, le Républicain obtient 53% de soutiens parmi les Américains qui ne s’intéressent pas l’actualité politique - contre 27% pour Biden. La conclusion de Dan Pfeiffer: “plus vous consommez d’informations, plus vous êtes susceptible de soutenir Joe Biden”. Malheureusement pour le locataire de la Maison-Blanche, l’évolution des habitudes ne va pas dans son sens. En effet, de moins en moins d’Américains s’intéressent de près à l’actualité, quel que soit leur âge. On a tendance à le sous-estimer quand on vit dans des grandes villes comme New York.
Les débats présidentiels comme ceux prévus en juin et septembre sur CNN et ABC auront-ils un impact ? Bien sûr, ils donneront à Joe Biden et Donald Trump l’occasion de partager leurs messages avec une audience importante (68 millions de personnes ont regardé leur dernière confrontation cathodique en 2020), et sans filtre. Mais, historiquement, ce genre de rendez-vous a très peu d’effet sur l’issue des élections. Dans les États-Unis fracturés et polarisés de 2024, cela n’a jamais été aussi vrai.
Pour rappel…
Si vous êtes à New York le samedi 18 mai, passez me faire “coucou” au Festival international des Auteurs francophones qui se déroule au restaurant OCabanon à Manhattan (245 West 29th Street). J’y serai de 14h à 19h pour dédicacer ma biographie de la vice-présidente Kamala Harris, Kamala Harris, l’héritière. Il y aura un apéro entre 19h et 20h. Ce festival annuel est organisé par Sandrine Mehrez Kukurudz, une Française de New York, dans le cadre de son réseau Rencontre des auteurs francophones. Le réalisateur Benoît Cohen sera de la partie. Formule cash bar pendant l’événement. Venez nombreux !
Passionnant... et déprimant à la fois. Difficile de croire encore à la possibilité d'une victoire de Biden après cette lecture.
Toujours clair et imformatif. Question annexe: pourquoi les democrates n'ont-ils pas réussi à trouver un candidat démocrate autre que Biden?