Trump-Biden, le problème des sondages
Comment lire les sondages sur la présidentielle ? Ont-ils de la valeur à huit mois du scrutin ?
Je l’avoue, je suis coupable. Pour identifier des idées de sujets et rédiger mes articles, j’ai tendance à m’appuyer sur les sondages.
Mais en février, un échange avec l’un des médias pour lesquels je travaille m’a fait réfléchir. La secrétaire de rédaction m’a fait savoir que les enquêtes d’opinions ne seront plus mentionnées dans les articles car elles seraient souvent mal faites, biaisées et donneraient parfois lieu à des narratifs trompeurs. Une décision radicale, mais sans doute saine.
Aux États-Unis, on est très loin de ce genre de revirement. Il ne se passe pas un jour sans qu’un nouveau sondage sur le duel Trump-Biden ne soit commenté ad nauseam dans les médias. Certes, ce comportement n’est pas nouveau. Il a même un nom : “horse race journalism”, la couverture de la campagne comme si c’était une course hippique où les personnalités comptent plus que leurs programmes. Le problème: ça tire à “hue” et à “dia” en ce moment. Les sondages disent tout et son contraire, comme le montre cette capture d’écran du site Real Clear Politics, qui répertorie les enquêtes publiées par les principaux instituts et organes de presse. Vous voulez que Trump gagne ? Choisissez votre sondage. Biden ? Prenez-en un autre.
D’où la question: quelle valeur leur accorder à huit mois de l’ouverture des bureaux de vote ? Éléments de réponse.
Les sondages nationaux ne sont pas les plus importants. Mais tout le monde en parle !
Les chiffres les plus cités dans les médias (et les conversations) proviennent de sondages nationaux, où l’on demande aux électeurs pour qui ils voteraient aujourd’hui ou demain. Mais il faut rappeler qu’aux États-Unis, la présidentielle n’est pas un scrutin national: elle se joue État par État. Chacun d’eux pèse un certain nombre de “grands électeurs” (electors), déterminé par la taille de sa population. Ces individus, qui forment le collège électoral, sont chargés de choisir le locataire de la Maison-Blanche en fonction du vote populaire sur leur territoire.
Comme l’ont montré les élections de George W. Bush en 2000 et de Donald Trump en 2016, un candidat peut remporter la majorité des grands électeurs (270 ou plus) tout en obtenant la minorité du vote populaire - situation qu’on a du mal à saisir vu de l’étranger. Cette réalité confère un poids démesuré à un petit nombre de “Swing States”, ces États “bascules” ou “pivots” qui oscillent entre les deux partis d’une élection à l’autre. Ce sont donc à eux qu’il faut prêter attention, plutôt qu’aux estimations nationales.
Problème: les sondages réalisés dans ces États, et les autres, sont peu nombreux car difficiles à effectuer. “C’est très coûteux et cela prend du temps”, m’a expliqué W. Joseph Campbell, un ancien journaliste devenu professeur au sein de l’école de communication d’American University (AU). Il est l’auteur de Lost in Gallup, un ouvrage sur notre obsession des sondages (dont il parlera le 27 mars à Washington pour ceux d’entre vous qui sont dans le coin). “Pour avoir un échantillon conséquent d’un millier de personnes, il faut en réalité approcher et contacter un nombre plus important de gens car il y a beaucoup de refus. Ce qui signifie dépenser de l’argent. Cela peut être particulièrement difficile dans les États, même s’il y a des exceptions comme en Iowa où la sondeuse de référence, Ann Selzer, est réputée pour son travail de grande précision”.
Par ailleurs, les sondages nationaux s’accommodent mal des candidatures issues de partis-tiers (“third party candidates”). En effet, comme on l’a vu dans une précédente newsletter, les prétendants à la Maison-Blanche doivent entreprendre des démarches auprès de chaque État et territoire fédéral pour figurer sur le bulletin de vote (“ballot”) dudit État ou territoire. Les “petits” candidats, qui ne bénéficient pas de l’infrastructure d’un parti majeur, ne sont pas sûrs d’être présents partout. En d’autres termes, ils peuvent être très populaires dans un sondage national, mais cela ne veut pas dire qu’on pourra voter pour eux sur tout le territoire.
Les sondages sont-ils fiables à huit mois de l’élection ?
À ce stade de la campagne, ils n’ont aucune valeur prédictive. Signum, une société de conseil politique, a relevé par exemple que les moyennes des sondages réalisés aux mois de janvier et février avant les présidentielles tenues entre 2004 et 2020 étaient très éloignées des résultats finaux - de 4 à 12 points.
Même juste avant “Election Day” en 2020, les chiffres n’étaient pas bons. “Il est vrai que les sondages pointaient à une victoire de Joe Biden, mais ils ont accusé des écarts parfois très importants avec les scores finaux, rappelle W. Joseph Campbell. Dans sa dernière étude avant le scrutin, CNN affirmait par exemple que Biden avait douze points d’avance sur Trump, Quinnipiac parlait de onze points, dix pour NBC-Wall Street Journal… D’ordinaire, ce genre d’écart est synonyme de “landslide”, une victoire très large. Mais cela ne s’est pas produit”. Pour rappel, Joe Biden s’est imposé avec 306 “grands électeurs” et 51,3% du vote populaire (contre 46,9% pour Donald Trump). “C’était la pire performance des instituts de sondages de ces quarante dernières années, résume le professeur Campbell. Certains ont annoncé des changements de méthode depuis, mais on ne sait pas encore s’ils seront fiables”.
Le diable est dans la méthodologie
Les résultats des sondages sont aussi importants que la technique utilisée pour recueillir les opinions et produire les estimations. Plus l’échantillon est important, plus on peut penser que le travail est fiable. À l’inverse, si la cohorte est restreinte (quelques centaines de personnes) ou que la méthodologie employée est opaque, la méfiance doit être de mise.
W. Joseph Campbell précise un point important: la manière dont les médias et les instituts prennent le pouls de l’opinion est sujette à de nombreuses “expérimentations” à l’heure actuelle compte-tenu des changements de nos habitudes de communication. “Auparavant, l’appel téléphonique était la règle pour joindre les sondés, mais ce n’est plus le cas. Aujourd’hui, les gens ne décrochent plus s’ils voient un numéro qu’ils ne connaissent pas. Il y a de moins en moins de lignes fixes aussi, reprend-t-il. Les taux de réponses étant très bas, les sondeurs doivent recourir à des alternatives: envoi de SMS, sondages en ligne, panels… Constituer un bon échantillon est compliqué. La démarche comporte nécessairement un risque d’inexactitude”.
D’où l’importance de faire attention, en tant que citoyens, à la fameuse “margin of error” donnée par les sondeurs, soit le degré de décalage qui pourrait exister entre le résultat du sondage et la réalité. Plus celui-ci est important, moins l’étude est fiable. Et si l’écart entre deux candidats est compris dans cette marge, le vainqueur ne sera peut-être pas celui que l’on croit.
Des méthodologies différentes peuvent produire des résultats contradictoires. On le voit notamment dans la mesure des intentions de vote de la jeunesse américaine, un groupe clé. John Della Volpe, un sondeur spécialisé dans le comportement électoral des nouvelles générations, a ainsi trouvé des écarts de résultats significatifs dans les enquêtes axées sur les 18-29 ans en décembre 2023-janvier 2024, certaines donnant un large avantage à Joe Biden (jusqu’à +30%), d’autres plaçant Donald Trump en tête.
Le point commun entre ces derniers: ils ont tous été réalisés par téléphone sur la base de coordonnées extraites des registres électoraux. Les autres ont utilisé des techniques plus variées, comme l’Internet ou l'échantillonnage probabiliste, système réputé plus solide où toutes les unités d’une population ont la même probabilité d’être contactées.
Faut-il s’asseoir sur les sondages ?
W. Joseph Campbell considère tout de même que les sondages nationaux peuvent avoir une utilité à ce stade de la campagne: ils offrent des informations utiles sur la dynamique au sein de groupes démographiques spécifiques. Mais plutôt que de se focaliser sur des enquêtes isolées comme le font de nombreux commentateurs, il conseille de regarder les moyennes (“polling average”) et les tendances. Données que fournissent des sites comme Real Clear Politics ou Five Thirty Eight, qui agrègent les résultats de sondages nationaux et de “Swing States” (Arizona, Pennsylvanie…), tout en précisant la taille des échantillons.
Autre conseil: suivre les sondeurs qui ont “vu juste” en 2020. Il en note trois:
- Emerson College Polling: rattaché à l’université Emerson, dans le Massachusetts, ce centre réputé a identifié à la fin de la campagne de 2020 que Joe Biden avait quatre points d’avance sur Donald Trump, soit une différence de 0,4 point avec le résultat officiel.
- Harvard Harris Poll: tous les mois, le Centre pour les études politiques américaines (CAPS) de la prestigieuse université Harvard et l’institut Harris publient ce sondage basé sur un échantillon de plus de 2 000 individus inscrits sur les listes électorales.
- TIPP: Moins connu que les deux autres, ce sondeur, qui existe depuis trente ans, se targue d’avoir été le plus précis lors des cinq dernières élections présidentielles.
Avant de se quitter…
Comme l’article du jour porte sur les sondages, j’ai pensé qu’il serait utile de faire… un sondage. Je ne vous cache pas que gérer ma propre newsletter est une première pour moi. Je me demande par exemple quel est le meilleur moment pour l’envoyer. Votre avis m’intéresse ! Substack ne donne malheureusement que cinq réponses possibles, mais vous pouvez toujours laisser un commentaire !