Faut-il avoir peur de Robert Kennedy Jr.?
Le trublion pourrait déterminer l'issue de la présidentielle... ou pas.
Depuis son entrée dans la course à la Maison-Blanche l’an dernier, Robert F. Kennedy Jr. intrigue. Avocat environnemental de 70 ans aux yeux bleus perçants et à la voix rauque, “anti-vax” notoire et ex-addict marié à trois reprises, neveu de l’ancien président John Kennedy et fils du charismatique procureur Robert Kennedy, tué en 1968, il a déclaré son “indépendance” du Parti démocrate quand sa famille politique l’a empêché, sans surprise, de défier Joe Biden.
Mardi 26 mars, le banni s’est retrouvé pendant quelques heures au centre des attentions du monde politique américain. Devant des fans réunis à Oakland (Californie), il a dévoilé sa co-listière: Nicole Shanahan, 38 ans, riche avocate et philanthrope de la Silicon Valley et ex-épouse du co-fondateur de Google, Sergey Brin. Il compte sur elle (et son portefeuille bien garni) pour faire passer sa candidature indépendante à la vitesse supérieure. “Notre campagne vient gâcher la fête. On peut le dire !”, s’est-il félicité lors de son discours.
L’élection présidentielle de 2024 comporte de nombreuses incertitudes. Mais une chose est claire: Kennedy ne sera pas élu président des États-Unis en novembre. En revanche, il sait qu’il peut jouer les perturbateurs dans ce scrutin qui opposera vraisemblablement deux candidats très impopulaires. Au vu de ses bonnes performances dans les sondages, d’aucuns le comparent déjà au milliardaire Ross Perot, l’indépendant qu’on a accusé d’avoir torpillé la ré-élection de George H.W. Bush face à Bill Clinton en 1992. Pourra-t-il réaliser un exploit similaire ? Voici ce qu’on sait, ce qu’on ne sait pas.
Le perturbateur
Le camp Biden est inquiet. Il craint que l’ex-Démocrate au patronyme célèbre ne pique assez de voix au président pour lui faire perdre les “Swing States”, ces États-pivots cruciaux dans la course à la Maison-Blanche où les résultats sont très serrés. Joe Biden gère la situation à sa manière. En mars, à l’occasion de la Saint-Patrick, il a invité tout le clan Kennedy à la Maison-Blanche… sauf l’enfant terrible, dont la candidature dérange jusque dans sa famille. Un petit-fils de JFK a même parlé de “honte”.
Les invités ne sont pas repartis sans faire un doigt d’honneur à “Bobby Jr” sous la forme d’un message sur X.
Surtout, certains des alliés du président ont formé un groupe, Clear Choice, pour contrer la menace des candidats tiers, dont RFK Jr. fait partie avec Jill Stein (Green Party) et le philosophe Cornel West - et peut-être demain un ou une centriste porté par le mouvement No Labels. D’après le Washington Post, l’organisme a pour but de “mener des études, tester des messages et faire passer des informations dans les médias pour dissuader les électeurs de soutenir ces campagnes” qui pourraient faire le jeu de Donald Trump. Que la bataille commence.
Trump, de son côté, ne sait pas sur quel pied danser. Certes, plusieurs sondages ont montré qu’il creuserait l’écart avec Biden dans quelques États-pivots en cas de participation de RFK Jr., mais il faut se méfier des chiffres publiés aussi tôt dans la campagne. Mardi, dans un même message posté sur son réseau Truth Social, le 45e président a décrit le neveu de JFK comme le “candidat le plus gauchiste radical” de cette élection tout en se félicitant qu’il se soit présenté. “C’est génial pour le mouvement MAGA (Make America Great Again)”. Il n’est pas le seul à le penser. Méga-donateur trumpiste, Tim Mellon, descendant du banquier et homme d’affaires Andrew Mellon, y croit tellement qu’il a mis la main au portefeuille pour soutenir le rebelle.
Professeur à Valdosta State University (Géorgie) et expert reconnu des candidats tiers ou issus de partis tiers (third party candidates) aux États-Unis, Bernard Tamas pense que le Démocrate comme le Républicain devraient s’inquiéter. “On ne sait pas quel sera l’impact de Kennedy sur l’élection, a-t-il cautionné. Ces vingt dernières années, les présidentielles tendent à être très serrées. Aujourd’hui, n’importe quel petit candidat, en prenant des voix à un camp ou l’autre, peut avoir un effet plus conséquent sur les résultats qu’il y a plusieurs décennies”.
La difficulté de prédire l’impact de RFK Jr.
Il est d’autant plus difficile de jauger cet effet Kennedy qu’il est inclassable sur le plan idéologique (et qu’il change d’avis). En effet, son hostilité envers l’État fédéral évoque le combat des libertariens. Son complotisme “anti-vax” rappelle les positions de certaines personnalités d’extrême-droite. Ses idées populistes, anti-establishment, n’ont rien à envier à Donald Trump. Et son inquiétude face à l’urgence climatique et les abus du capitalisme pourrait être partagée par Bernie Sanders et l’aile gauche du Parti démocrate. À cela s’ajoute le fait qu’il a plus de 1,1 million d’abonnées sur TikTok, ce qui est en fait l’un des hommes politiques le plus suivis sur le réseau social prisé des jeunes, un électorat difficile à sonder.
Mais pour Bernard Tamas, cela ne signifie pas nécessairement qu’il va ravir des voix à Biden et Trump: il attire un autre partie de l’électorat. “Beaucoup d’électeurs de candidats tiers ne soutiennent que ce genre de candidats. Autrement, ils ne votent pas. Ils ne se basent pas sur une idéologie, mais plutôt sur un désir d’opposition au système, dit-il. Par exemple, les Démocrates pensent souvent que Jill Stein, du Green Party, leur pique des voix, mais quand on étudie la question, on se rend compte que beaucoup de ceux qui lui donnent leur voix resteraient chez eux si elle n’était pas en lice”.
Ni Biden, ni Trump
Cette conclusion rejoint une observation que j’ai faite chez Joanne Yoshiko, une “DJette” vivant en banlieue de Phoenix (Arizona). Je l’ai rencontrée en juillet dernier lors d’une soirée de visionnage d’un discours de RFK Jr. sur Zoom qu’elle organisait dans sa maison autour de bons plats concoctés par elle et sa famille.
Parmi la vingtaine de convives autour de l’écran, il y avait de “tout”: des libertariens, un jeune supporteur de Bernie Sanders, un ancien militaire qui a voté Trump en 2016… Leur point commun: un rejet profond de la classe politique, accusée d’être aux mains des lobbies (agro-alimentaire, pharmaceutique, pétrole, tech, armement…). Les confinements de l’ère Covid et le développement des vaccins à ARN n’avaient fait que renforcer leur méfiance de l’establishment et des autorités publiques.
L’Institut Ipsos a trouvé la même chose dans une récente enquête sur les partisans de RFK Jr. Ceux d’entre eux qui ont indiqué qu’ils voteraient pour Trump ou Biden si l’élection avait lieu aujourd’hui sont plus motivés par le rejet de l’autre candidat que le reste de la population. Signe d’un mécontentement envers le système et les choix qu’il produit.
Joanne, elle, a participé aux campagnes du libertarien Ron Paul. Elle m’a expliqué avoir découvert RFK Jr. à travers un article de 2005 qu’il a signé dans le magazine Rolling Stone sur le rôle de la vaccination dans le développement de troubles mentaux. Le texte, qui a tapé dans l’oeil de cette mère d’autiste, a fini par être retiré du site du média après que des études ont remis en question le lien de causalité entre vaccins et autisme.
Avant qu’il ne se présente en 2023, Joanne avait perdu toute confiance dans la politique et n’avait pas voté depuis 2008. En 2024, elle se serait certainement abstenue si son champion n’était pas sorti du chapeau. “À chaque fois qu’une élection approchait, je me demandais qui j’allais choisir, se souvient-elle. Pour moi, le gouvernement n’agit plus dans l'intérêt du peuple, mais pour les profits des entreprises. Autrefois, les Républicains étaient le parti de l'élite et des riches tandis que les Démocrates servaient de contrepoids. Maintenant, ils sont pareils”.
Un avenir incertain
Malgré l’intérêt actuel autour de sa campagne, le trublion n’est pas assuré de jouer les faiseurs de roi en novembre. En effet, aux États-Unis, les prétendants au Bureau Ovale doivent remplir différentes conditions, dont recueillir des milliers de signatures d’électeurs dans chaque État, pour figurer sur les bulletins de vote de l’État en question. Un processus long et coûteux pour les candidats indépendants, qui ne bénéficient pas des ressources humaines et financières et de l’expertise des grands partis.
Pour l’heure, le résultat des courses n’est pas glorieux pour Kennedy: il ne s’est qualifié qu’en Utah… Dans le Nevada, un “Swing State”, il devra probablement recommencer la collecte de signatures de zéro car il n’a pas nommé de co-listier dans son dossier, comme le requiert pourtant la loi électorale locale. Il a rejeté la faute sur un fonctionnaire qui lui a donné une mauvaise information et accusé le responsable des élections du Nevada, un Démocrate, d’avoir inventé la règle pour l’embêter… alors que celle-ci existe depuis 1993.
Pour sa part, American Values 2024, un groupe d’action politique (PAC) qui soutient la candidature de RFK Jr., assure avoir assez de paraphes pour l’inscrire en Arizona et en Géorgie, deux États-pivots remportés d’une courte tête par Joe Biden en 2020. Mais il ne faut pas s’attendre à ce que les Démocrates restent les bras ballants. Ils l’attaqueront certainement sur des détails de procédure pour lui mettre des bâtons dans les roues et peut-être l’empêcher de se présenter dans ces territoires stratégiques.
Autre possibilité: il pourrait s’essouffler à l’approche du scrutin, comme c’est traditionnellement le cas pour les “petits”. “Tout candidat indépendant ou issu de partis tiers doit avoir un thème qui galvanise l’électorat. Or, ce n’est pas son cas. Il a un patronyme connu qui lui permet d’attirer l’attention”, explique Bernard Tamas. Il rappelle que Ross Perot, le troisième homme de 1992, portait un message populiste puissant et nouveau, en plus d’avoir des montagnes d’argent. “Il en a dépensé beaucoup mais il a surtout fait une campagne très intelligente, qui a enthousiasmé une partie du pays, rappelle l’expert. Il faut être disruptif avec un but, et non pas se contenter de l’impopularité des principaux candidats”. Voyons si la règle s’applique à Robert Kennedy Jr.
Un Français au Congrès ?
Si vous vous promenez à Park Slope ces jours-ci, vous pourriez croiser Bruno Grandsard, un Français qui veut représenter le nord de Brooklyn et le sud de Manhattan à la Chambre des Représentants, un siège occupé par Dan Goldman, l’un des membres les plus riches de l’assemblée. Il arpente les rues de la circonscription pour recueillir les 1 062 signatures d’électeurs nécessaires pour participer à la primaire démocrate qui aura lieu en juin (et pas le mardi 2 avril, date de la primaire présidentielle). Photo prise vendredi.
Très intéressante analyse. Robert Kennedy Jr occupe en effet une place unique dans l'échiquier politique américain: son inquiétude vis-à-vis du changement climatique et sa critique du capitalisme le font pencher vers la gauche, mais il est aussi animé par des instincts de droite: anti-vaxisme et libertarianisme. Cela voudrait-il dire que Kennedy serait un symptôme d'un déplacement de la polarisation traditionnelle gauche-droite vers une polarisation anti-establishment / pro-establishment, polarisation d'un nouvel ordre qui serait en train de se répandre dans l'ensemble du paysage politique américain?