Bonjour d’Atlanta, la “Mecque noire” des États-Unis ! Après mon tour des “swing states” du nord (Wisconsin, Michigan et Pennsylvanie), direction donc le sud. Le vote anticipé, dont je vous parlais dans un Caucus précédent, commence le mardi 15 octobre en Géorgie et la campagne Harris-Walz fait feu de tout bois pour encourager les électeurs démocrates à se rendre aux urnes dès la semaine prochaine. Une inconnue toutefois: le vote des hommes noirs.
Dès mon arrivée à Atlanta, je me suis rendu à “Brothas and Brews” (“Frères et bières”), un événement organisé vendredi soir par le camp Harris dans une brasserie locale pour mobiliser cet électorat qui semble de plus en plus tenté par Donald Trump. Sur scène, cinq intervenants, dont le rappeur Jermaine Dupri, lauréat d’un Grammy, ont partagé les raisons de leur soutien à Kamala Harris. Ils s’adressaient à un public conquis. Il n’empêche que l’existence même de ce rassemblement montre que la candidate n’est pas tranquille. Est-ce justifié ?
L’ampleur du problème
Rappelons d’entrée de jeu que l’écrasante majorité des hommes afro-américains sont solidement démocrates et le resteront en novembre 2024. D’après l’institut Pew, 73% de cet électorat penchait du côté de la vice-présidente en août dernier. Ce qui inquiète, c’est la tendance. En 2020, Donald Trump avait recueilli 15% du vote noir masculin. D’après des enquêtes d’opinion diverses, il serait au-delà de 20% aujourd’hui. Selon un sondage commandité par la NAACP, l’association de défense des droits des minorités, relayé vendredi 10 octobre par la radio NPR, un homme noir de moins de 50 ans sur quatre entend choisir le Républicain. Les niveaux de soutien de Harris chez les femmes noires sont plus élevés, quel que soit le sondage.
L’érosion du vote masculin est donc faible, mais elle existe. Dans des États-bascules comme la Géorgie ou le Michigan, avec des communautés noires importantes, et où les résultats se joueront à quelques milliers ou dizaines de milliers de voix, ce changement de comportement politique peut être lourd de conséquences. Dans le Wisconsin, l’abstention de la population afro-américaine de Milwaukee, l’une des grandes villes de l’État, a souvent été citée - injustement selon certains militants sur place - comme l’une des raisons pour lesquelles Hillary Clinton a perdu le “Badger State” face à Donald Trump en 2016. Il serait réducteur de dire qu’un seul groupe est responsable de la défaite ou de la victoire d’un candidat car, dans les “swing states”, n’importe quel suffrage peut faire la différence.
Pourquoi ?
Voici pêle-mêle les raisons que j’ai entendues lors de mes reportages dans différents recoins des États-Unis. Les hommes noirs, en particulier les jeunes, tendent à être plus conservateurs que les femmes. Les positions du Parti démocrate, et de Kamala Harris, sur l’avortement et la défense de la cause transgenre mettent mal à l’aise une partie de cet électorat croyant.
D’autres soulignent le poids de l’inflation qui a marqué la présidence Biden et l’impression que leur quotidien ne s’améliore pas, quel que soit le locataire de la Maison-Blanche. “Beaucoup de jeunes électeurs noirs se disent: on a voté pour Biden ou Barack et, malgré cela, notre vie reste difficile. Nos opportunités ne sont pas les mêmes que les Américains blancs. Cela crée des tensions”, note Owen Brown, doyen du Medgar Evers College, une université majoritairement noire de Brooklyn, et professeur de sociologie. Je l’ai rencontré lors d’un reportage pour Télérama sur cet établissement situé dans le centre de Brooklyn, une zone largement noire (80%), qui se situe dans le bas du classement des quartiers new-yorkais en termes d'accès à la santé. Les cas de mortalité infantile, d’hospitalisations pour dépression et d’autres maux (cancer, obésité…) dépassent la moyenne municipale. Un bon tiers de la population n’aurait pas d’assurance santé…
Dans le Wisconsin, j’ai fait la connaissance de Brandon Worix, un Afro-Américain qui a rejoint le Parti républicain du comté de Racine, au sud de Milwaukee, après avoir longtemps voté démocrate. Il m’a raconté qu’il avait commencé à prendre ses distances de la gauche en 2020, à la suite des propos de Joe Biden dans le “Breakfast Club”, émission très populaire au sein de la communauté noire. Le candidat avait alors dit au présentateur: “si vous hésitez entre moi et Trump, c'est que vous n’êtes pas noir”. Une remarque pour laquelle il s’était excusé par la suite mais qui a alimenté l’idée que les Démocrates prennent les suffrages des Afro-Américains pour acquis.
Le sexisme et la vision traditionnelle du couple est aussi a blâmer dans les chiffres en berne de Harris. Même pendant le mouvement des droits civiques, les femmes étaient souvent reléguées au second plan malgré leur rôle majeur dans le combat pour l’égalité raciale. Dans le cas de Kamala Harris, son image de procureure intraitable envers la communauté noire, notamment les consommateurs de cannabis, et ses positions pro-police compliquent les choses.
Branle-bas de combat
Ces dernières semaines, la campagne Harris-Walz a mis le paquet pour endiguer cette saignée. Lors d’un déplacement à Pittsburgh (Pennsylvanie), jeudi 10 octobre, Barack Obama lui-même s’est adressé sans détour à ces “frères” tentés par le trumpisme, notant que le soutien pour Harris chez les hommes était moins élevé que pour lui. “Vous invoquez toutes sortes de raisons et d’excuses ; J'ai un problème avec ça, a-t-il déclaré. Parce qu'une partie de cela me fait penser - et je m'adresse directement aux hommes - une partie me fait penser que, eh bien, vous n’êtes pas à l’aise avec l'idée d'avoir une femme présidente, et vous inventez des excuses pour ne pas en parler”. Ces propos ont été critiqués par de nombreux élus afro-américains vendredi.
Quelques jours plus tôt, dans le Michigan, c’était au tour du basketteur de légende Magic Johnson de lancer un appel. “Nos hommes noirs, il faut les mobiliser. C’est la priorité. La dernière fois, l’adversaire de Kamala nous a promis beaucoup de choses qu’il n’a pas réalisées et nous devons nous assurer qu’ils le comprennent”.
À Atlanta, les intervenants chez “Brothas and Brews”, réunis dans une grande brasserie locale, se sont accordés sur le fait qu’un manque d’information sur les programmes expliquait le revirement de certains membres de la communauté. L’un d’eux a fait remarquer que certaines mesures avancées par Kamala Harris pouvaient faire une différence dans la vie des Noirs sans être explicitement adressées à eux, comme les aides fiscales pour lancer une petite entreprise ou accéder à la propriété. Un autre a évoqué le modèle qu’elle représenterait pour les jeunes filles, à l’instar de Barack Obama pour son fils. Mais la responsabilité des “Black men” a aussi été montrée du doigt. “Nous devons voter régulièrement si nous voulons nous faire respecter des élus”, a souligné Alfred “Shivy” Brooks, administrateur des écoles publiques d’Atlanta.
D’après les informations de l’agence Reuters, Kamala Harris abordera, lors d’un déplacement à Detroit, mardi 15 octobre, des mesures pour accroitre l’accès au capital pour les entrepreneurs noirs et la question du logement. Elle s’entretiendra avec Charlamagne tha God, l’animateur du “Breakfast Club”, très populaire chez les jeunes Afro-Américains. Plus que quelques semaines pour convaincre.