L'Amérique "fracturée" ? Pas si vite...
Entretien avec David Schultz, spécialiste de la politique des générations.
C’est parti pour plusieurs jours de reportage dans le Montana. Cet État du nord des États-Unis n’est pas un “swing state” mais il est crucial pour déterminer quel parti contrôlera le Sénat, l’un des autres enjeux du 5 novembre.
Je voulais vous proposer un “Caucus” sur cette élection très importante, mais des problèmes en série ont retardé mon arrivée à Helena, la capitale du “Big Sky Country” (l’un des surnoms du Montana), et m’ont contraint à revoir mes plans. Qu’à cela ne tienne. J’en profite pour écrire sur un sujet non moins important: la polarisation.
Il est de bon ton de dire que le pays est “fracturé”, “divisé”, “éclaté” voire “au bord de la guerre civile”. Vous l’entendrez certainement beaucoup dans les derniers jours de cette campagne et après. Certes, les divergences entre droite et gauche n’ont cessé de s’accroitre ces dernières décennies, mais cela ne durera pas à en croire David Schultz, un professeur de sciences politiques à l’Université Hamline (Minnesota) à qui j’ai parlé cette semaine. Il est le co-éditeur de Generational Politics in the United States (University of Michigan Press, juin 2024), un ouvrage passionnant sur la politique américaine vue à travers le prisme des générations. J’ai voulu partager cet entretien avec vous pour nuancer le tableau souvent noir qu’on brosse des divisions au sein de la société américaine.
Le Caucus: Quel est le lien entre polarisation politique et générations ?
David Schultz: En 1974, la grande majorité de l'opinion publique américaine convergeait vers le centre et les idéologies des deux partis se chevauchaient. Il existait un consensus autour des valeurs américaines. Cinquante ans plus tard, ce n’est plus le cas. La part de ceux qui se décrivent comme plus à gauche ou plus à droite sur une série de sujets a augmenté tandis que les centristes ont fondu. Républicains et démocrates se sont triés par idéologie, géographie, sources d’information, CNN et MSNBC pour les uns, Fox News pour les autres. Même les magasins et fast-foods qu’ils fréquentent ne sont pas les mêmes ! Les Démocrates sont plus susceptibles de faire leurs courses chez Whole Foods, les Républicains de manger chez McDonald’s et Dunkin’ Donuts.
Ils se sont aussi triés par générations. En effet, le Parti républicain est principalement la famille politique de la “Génération silencieuse”, née entre 1924 et 1944, et des jeunes “Baby-boomers”, mis au monde entre 1956 et 1964. Le Parti démocrate accueille, lui, les “Boomers” plus âgés (nés entre 1946 et 1954) et certains membres de la “Génération X”, qui a vu le jour entre 1964 et 1982.
Depuis quelques années, la vie politique américaine connaît un bouleversement générationnel. Les “Boomers” étaient la principale force électorale du pays entre 1992 et 2016, mais la montée en puissance des “Millennials” (nés entre 1982 et 1996) et la “Génération Z” (1996-2010) a changé la donne. Depuis 2020, ces derniers sont plus nombreux au sein du corps électoral. Ces nouvelles générations sont très différentes des précédentes: elles concentrent le plus grand nombre d’individus non-blancs de l’histoire du pays et sont moins chrétiennes et religieuses. Elles sont aussi plus libérales sur le plan social et tendent à voter démocrate quand elles remplissent leur devoir civique. Comme le scrutin présidentiel de 2024 sera décidé par 150 000 à 200 000 électeurs dans une demi-douzaine d’États clés, cette jeunesse peut s’avérer déterminante. Si les moins de 30 ans se rendent aux urnes, Kamala Harris l’emportera.
Même si elle se mobilise moins que les Américains plus âgés, cette catégorie de la population a joué un rôle important dans les victoires démocrates aux “midterms” de 2018 et 2022, et bien sûr la présidentielle de 2020…
Oui, mais le problème, c’est que les sondeurs ont du mal à mesurer ce que ces jeunes feront dans les “swing states” comme le Wisconsin, le Michigan ou la Pennsylvanie, notamment parce que les instituts ont du mal à les joindre (on a évoqué ce problème dans un Caucus passé, ndr). Il est également compliqué de prédire le comportement d’un électeur de 18, 19, 20 ans, qui n’a jamais voté: qui choisira-t-il ? Se rendra-t-il aux urnes ?
En quoi les “Boomers” participent-ils à la polarisation actuelle ?
De par leur nombre, entre 75 et 79 millions de personnes, ils ont façonné le paysage politique. Ils forment une génération bruyante, avec une identité claire. Quand on pense à eux, l’image des hippies des années 1960 vient à l’esprit. Mais on oublie que certains sont devenus les avocats, les médecins et les leaders d’entreprises qui dominent les États-Unis. On peut arguer que cette génération est devenue la plus riche de l’histoire du pays. Ses membres ont bénéficié d’un État-providence plutôt généreux, de bourses et subventions diverses, de prêts pas chers pour acheter une maison, mais ces systèmes ont été démantelés ces dernières décennies.
Ils n’ont pas donné aux générations suivantes les moyens de connaître le même train de vie. Aujourd’hui, les “Millennials” et la “Génération Z” subissent la crise climatique, ont du mal à accéder à la propriété, sont endettés à cause de leurs études universitaires… J’ai pris l’habitude de dire que les “Boomers” ont grimpé l’échelle mais retiré les barreaux derrière eux. C’est une génération du “moi” perçue comme peu généreuse. Il y a un fond de vérité. Sur le front climatique, ce sont les jeunes qui devront nettoyer les dégâts que leurs aînés ont causés.
Le changement générationnel que vous décrivez signera-t-il la fin de la polarisation ?
Une partie des frictions actuelles disparaîtra à mesure que les “Baby-boomers” se retireront du processus politique dans les quinze ans qui viennent. Les membres des nouvelles cohortes ont des opinions plus homogènes sur beaucoup de questions de société. En effet, on estime que 40 à 50% des individus entre 20 et 30 ans ne se décrivent pas comme religieux ou chrétiens alors que les “Baby-boomers” sont 95 % à dire que la religion, Dieu ou le christianisme sont importants à leurs yeux. Cette évolution est significative car bon nombre des combats fondamentaux de la politique américaine ont une dimension religieuse sous-jacente: les droits reproductifs, les questions LGBTQ ou même le soutien à Israël ou aux Palestiniens… Cette réalité conduirait à de nouvelles questions: quel sera le futur centre de la politique américaine ? Peut-être les banlieues (“suburbs”), des espaces politiquement modérés ? Les deux principaux partis disparaîtront-ils ou se ré-inventeront-ils ?
De nouvelles fractures peuvent-elles émerger ?
Trois fissures sont à suivre de près: l’éducation, l’appartenance raciale et la classe sociale. En effet, si les “Millennials” et les “Gen Z” sont plus à gauche que les générations précédentes, il y a une exception importante en leur sein: les hommes blancs sans formation universitaire. Ils envisagent le monde comme le faisaient leurs grands-pères ! L’idée d’un pays présidé par une femme ne les séduit guère et Kamala Harris ne sera pas capable de les faire changer d’avis en masse.
Nous ne savons pas non plus quelles seront les orientations politiques des « Alpha », nés après 2010. Et, bien entendu, rien ne laisse penser que le paysage médiatique actuel, qui contribue à la polarisation, changera. En tout cas, rien n’est acquis pour le Parti démocrate, même si ces nouveaux électeurs épousent des valeurs progressistes. Encore faut-il que le parti leur propose le bon candidat, la bonne campagne, le bon message, etc... Pour le moment, les plus jeunes le voient comme la formation politique des “Boomers”. La démographie offre des possibilités politiques, mais elle n’est pas le destin.
On se retrouve ?
Je participerai la semaine prochaine à plusieurs discussions sur les élections de 2024. J’espère vous y retrouver !
Lundi 21 octobre, 14h heure de New York, 20h heure de Paris: Café citoyen virtuel organisé par l’association Français du Monde-ADFE. Le format se veut informel et interactif. Venez avec vos questions et vos remarques ! Inscriptions ici
Jeudi 24 octobre, 12h30-13h30 heure de New York: Discussion virtuelle avec ma consoeur Anne-Laure Mondoulet dans le cadre du réseau She for S.H.E. Inscriptions ici
Jeudi 24 octobre, 18h30-20h30 heure de New York, en présentiel: Discussion en anglais avec ma consoeur Marie-Barbe Girard à la Maison française de NYU (16 Washington Mews, New York). Elle est organisée par l’association des Alumni de HEC. Une surprise attend les cinq premiers inscrits ! Inscriptions ici